Kenneth Grahame (1859-1932) est aujourd'hui encore l'un des auteurs anglo-saxons les plus lus de par le monde, alors qu'au total il n'a pas publié grand-chose. Mais tout de même, parmi ce pasgrand-chose, un pur chef-d'oeuvre de malice faussement enfantine, Le Vent dans les saules
(1908), traduit dans quasi toutes les langues de la planète et bizarrement ignoré chez nous... lors même que Borges hier et Alberto Manguel aujourd'hui n'ont pas hésité à le ranger au tout premier rang de leur bibliothèque imaginaire. Soit les aventures - disons plutôt mésaventures - de quatre Mousquetaires pantouflards lancés bien imprudemment sur les routes du vaste monde, et qui trouvent le moyen, entre trouille verte et candide inconscience, de rendre des points à feu Don Quichotte soi-même. Le tout, pourtant,
sans quitter de bien loin les bords humides et rassurants de leur chère rivière. Car nos quatre bretteurs malgré eux ont nom M. Mole (la Taupe), M. Water Rat (le Campagnol des berges), M. Badger (le Blaireau) et M. Toad (le Crapaud).
Nostalgie, nostalgie... Oui, c'est bien de cela qu'il est question au bout du chemin, même si l'on a beaucoup ri. C'est que Kenneth Grahame, grand enfant égaré dans le monde adulte, dégoûté par l'utilitarisme et par l'activisme ambiants (il n'était pas précisément ce qu'on appelle un homme de progrès), écologiste avant la lettre, ne se contente pas de nous rappeler que nos jeunes années sont ce vert paradis chanté par le poète. Il nous enjoint de ne jamais le perdre du regard, ce paradis, faute de quoi la porte risque de s'en refermer malignement dans notre dos sans que nous y prenions garde, nous privant de ce qu'un autre poète a appelé « la vraie vie », et ne nous laissant que nos larmes pour pleurer. On a tenu, pour restituer ce chef-d'oeuvre méconnu à tous ses lecteurs - petits et grands confondus - à le donner ici dans une traduction nouvelle due à Gérard Joulié, poète à ses heures et « grahamien » de toujours. Et pour faire bonne mesure, on a résolu de faire reparaître en même temps l'autre grand livre du même Grahame, Jours de rêve (histoire un brin romancée de l'enfance champêtre de l'auteur) dans la belle traduction de Léo Lack.
Une enfance au bord de la rivière : celle de l'auteur visiblement, même s'il ne se nomme pas - et même s'il s'amuse (peut-être) à romancer un peu...
On vit avec les animaux - et un peu comme eux -, on joue aux Indiens, aux pirates, on fréquente dragons et monstres. On se risque aux premières amours, on s'expose aux premiers conflits. On dévisage le monde navrant des adultes. Et l'on devine à la fin qu'une méchante porte va devoir se erefermer sur tout cela... Reste que la poésie, comme un lutin, a réussi à se faufiler sous cette porte et trouve le moyen de nous accompagner « longtemps encore » une fois la dernière page tournée. C'est elle qui nous livre ici, comme en contrebande, cette perception d'un temps sans bornes que nous pensions avoir perdue pour jamais : toute l'éternité du monde contenue dans un après-midi d'août. Le plus beau cadeau, sans doute, qu'un lecteur petit ou grand puisse se faire à lui-même. On réédite ici Jours de rêve (composé de deux récits qui n'en font qu'un) dans la légendaire traduction que Léo Lack avait donnée avant-guerre au Mercure de France ; en même temps qu'on remet au jour le chef-d'oeuvre de Kenneth Grahame (1859-1932), Le Vent dans les saules, dans une traduction nouvelle. Deux récits qui se donnent l'air d'avoir été écrits « pour la jeunesse », mais dont Borges ou Alberto Manguel aujourd'hui ont fait leurs compagnons de toute une vie.