Stefan Zweig est l'écrivain étranger le plus lu en France. Les éditions Arfuyen ont fait découvrir en 2021 ses textes poétiques, qu'il plaçait au centre de son oeuvre. Or, de même qu'on oublie trop chez Zweig le poète, on oublie trop chez lui le penseur :
« Mon but, écrit-il à Rolland, serait de devenir non une célébrité littéraire, mais une autorité morale. » Grâce à cet Ainsi parlait, c'est bien ainsi que Zweig nous apparaît au fil de ses nouvelles, essais, pièces et biographies mais aussi de ses journaux et lettres. Un homme intègre et inquiet, doutant de lui-même mais ne transigeant jamais sur l'essentiel : la lutte contre les nationalismes, le rejet des fanatismes religieux, le combat contre tous les dogmatismes.
Aux côtés de Romain Rolland le combat qu'il mène pendant le Première Guerre mondiale pour la paix et la réconciliation européenne est d'une admirable clairvoyance. Tout aussi prophétique ce qu'il annonce pour les lendemains du conflit : « Je suis convaincu - dur comme fer - qu'après la guerre l'antisémitisme sera le refuge des partisans de la «Grande Autriche». » Hitler, on le sait, était autrichien...
Inlassablement Zweig nous met en garde contre les périls du sectarisme et de la violence : « Tuer un homme, insiste-t-il dans son Castellion (1936), ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme. On ne prouve pas sa foi en brûlant un homme mais en se faisant brûler pour elle. » À la fin de sa vie, c'est chez Montaigne, lui aussi, qu'il trouvera un réconfort et un modèle : « Je vois en lui, l'ancêtre, le protecteur et l'ami de chaque homme libre. »
Peintre et poète visionnaire, Blake est l'un des auteurs fondateurs de la littérature anglo-saxonne.
En France, cette oeuvre prophétique et foisonnante reste en revanche largement à découvrir. Les Éditions Arfuyen ont dès 1992 commencé à publier Blake.
L'ensemble des traductions d'Alain Suied ont été réunies en deux volumes : Les Chants de l'Innocence et de l'Expérience (2002) et Le Mariage du Ciel et de l'Enfer suivi de L'Évangile éternel (2004).
Pour Blake, ce ne sont pourtant pas ces textes-là, mais ses nombreux livres dits « prophétiques » qui constituent l'essentiel de son oeuvre. Le plus important de ceux-ci, Jérusalem, est ici présenté en français pour la première fois. Dans Jérusalem, Blake mêle visions métaphysiques, réflexions historiques et éléments autobiographiques. Son but est d'« ouvrir les mondes éternels, ouvrir les yeux immortels / De l'Homme vers l'intérieur, dans les mondes de pensée. » Les lecteurs doivent devenir eux aussi visionnaires, comme l'est l'auteur lui-même, personnifié sous les traits de Los, le poète éternel.
Ce monde de l'« imagination » où nous introduit Blake est le nôtre et en même temps un autre :
Comme l'univers du Seigneur des Anneaux ou de la Guerre des étoiles, il est plein de créatures mystérieuses et d'histoires terrifiantes. La gageure réussie par le traducteur est de nous y guider en en faisant ressortir l'essentiel et en en dévoilant les sens cachés.
Introduits par le livre de thel (1789), figure de la prise de conscience enfantine de la mort, le mariage du ciel et de l enfer (1793) et l'évangile éternel (1818), réunis ici pour la première fois en seul volume, sont les deux " réécritures " blakiennes de la torah juive et des évangiles chrétiens.
Blake l'affirme lui-même : il veut écrire une autre bible - il va jusqu'à évoquer une " bible de l'enfer ". messie négatif, transgresse-t-il la " loi " pour mieux l'affirmer ? de quel " exil " serait-il la promesse enfin tenue ? au-delà des " influences " et des " sens ", qu'est-ce qui motive le poète ? blake n'est pas, comme le voulut bataille, un poète du mal. il " montre " le mal, mais c'est pour le fondre dans la contradiction universelle, pour démontrer qu'il mène à la possibilité du bien ! il s'en prend vigoureusement aux " institutions ", mais sa bible noire et son evangile blanc sont des approches poétiques et mystiques qui dessinent les contours de la même loi fondamentale : il y a du symbolique et ce champ est la dimension et l'espace du père.
Excellent connaisseur de la bible et de la kabbale - jusqu'à apprendre l'hébreu pour les lire dans le texte -, loin de vouloir brûler les livres, il en rappelle l'évidence poétique. le feu qui y brille est celui de la révolte intérieure, de l'aspiration à l'absolu, l'appel sans fin à la transgression suprême et quotidienne. alain suied.
Les paroles du Bouddha n'ont été consignées par écrit qu'au Ier siècle avant notre ère. Une immense littérature apocryphe s'est développée par la suite en Inde mais aussi à l'étranger - au Tibet sous l'influence du chamanisme, en Chine du taoïsme (chan) et au Japon du shintoïsme (zen).
Il est donc primordial de dégager de ce corpus de valeur très inégale ce qu'est la pensée du Bouddha.
Malgré son refus des spéculations intellectuelles, le Bouddha discute avec les adeptes de toutes les écoles de son temps. Cela le conduit à prendre clairement position face aux grands courants philosophiques (matérialisme, hédonisme, fatalisme...) et à énoncer une pensée originale et cohérente, inséparable cependant de de la méditation, seule voie vers la connaissance de l'esprit, préalable à la délivrance.
Nombreux sont les livres sur le bouddhisme, le plus souvent consacrés à ses variantes tibétaine, chan et zen. L'apport de cet Ainsi parlait est quadruple. 1) Il revient aux textes les plus anciens qui montrent un bouddhisme bien différent de l'idéologie aseptisée imposée sous ce nom par le new age. 2) Il en présente les paroles les plus incisives, qui, loin des supputations et superstitions, s'efforce seulement de reconnaître la condition humaine pour ce qu'elle est, dans sa nudité.
3) Il en donne une traduction bilingue et aussi littérale que possible : car la traduction des termes du bouddhisme dans les langues occidentales est une source majeure de contresens. 4) Il présente le bouddhisme à travers les réponses qu'il donne aux questions essentielles de l'existence humaine.
Dans les premiers jours de septembre 1926, à l'hôtel Savoy de Lausanne, Rilke fait la connaissance de Nimet Eloui Bey. Son père, Achmed-Khaïri Pacha, a été premier chambellan du sultan d'Égypte Hussein Kamal. Sa haute stature et son élégance naturelle attirent sur elle tous les regards. Mais plus encore, ce qui la rend fascinante, c'est la terrible lucidité et l'inquiétude spirituelle qu'on sent en elle.
La présence de Nimet Eloui Bey illuminera les derniers mois de Rilke. « Tout à la fin de septembre, raconte sa dernière secrétaire, une amie, dont il disait qu'elle était la femme la plus belle du monde, était montée de Lausanne le voir dans sa tour. Il avait tenu à cueillir lui-même des roses de son jardin pour en mettre partout dans «sa» maison. » Il s'égratigna sur une épine et sa santé se dégrada subitement. Rilke mourut de leucémie trois mois plus tard, le 29 décembre 1926.
« Edmond Jaloux, écrivait Yanette Delétang-Tardif en 1952, a pénétré l'oeuvre de Rilke et son envoûtante présence avec une telle divination, l'accueil de cette oeuvre en France a été pour lui une mission si sacrée, leurs noms sont tellement unis dans l'âme de tous les vrais rilkéens, que l'on ne peut rien dire qui ajoutât un seul trait à la ferveur de cette rencontre. » Le texte d'Edmond Jaloux, paru en 1949 (l'année même de sa mort), est suivi de la correspondance entre Rilke et Nimet Eloui Bey ainsi que du très précis témoignage de la dernière secrétaire de Rilke, Génia Tchernosvitow, sur les derniers mois de Rilke.
L'oeuvre de Chateaubriand, disciple de Rousseau, est traversée par l'urgence et par la puissance du désir. Se comparant lui-même au « Juif errant qui ne devait plus s'arrêter », il a connu la faim et la misère durant son exil en Angleterre, mais aussi le faste des ambassades lors de sa carrière publique de diplomate. Poète-voyageur, il se nourrit de ce changement perpétuel : « J'étais homme et je n'étais pas homme ; je devenais le nuage, le vent, le bruit. » Car si Chateaubriand voyage tant, de n'est pas par simple curiosité, c'est pour retrouver une unité de sens dans un univers qui se disperse : « Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où j'étais né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. » À la fin de sa vie, il s'interroge : « Ai-je une patrie ? » et si oui, y « ai-je jamais goûté un moment de repos ? » Attentif « au bruit lointain d'une société croulante », il constate sa solitude face aux bouleversements de son temps : « J'ai toujours eu horreur d'obéir et de commander », écrit-il. Il a 76 ans quand, dans sa sublime Vie de Rancé, son dernier ouvrage, il observe : « Je ne suis plus que le temps. » Ce temps, il sait pourtant que, grâce à l'écriture, il n'aura pas été vain : « Pourquoi me plaindrais-je de la rapidité des jours, puisque je vivais dans une heure autant que ceux qui passent des années à vivre ? »
« Duino est l'atmosphère de mon être », écrivait Rilke. À jamais l'oeuvre du poète est associée au château de la princesse de Tour et Taxis, à Duino, près de Trieste, où il trouva l'inspiration des Élégies.
« Dominant l'Adriatique, écrit Maurice Betz, à l'extrême pointe d'un promontoire, un antique château, juché sur le roc, qu'isolent d'un côté la mer, de l'autre de profondes forêts de chênes-lièges [...] C'est ici que Rilke vint pour la première fois au printemps de 1910, sur l'invitation de la princesse de la Tour et Taxis, et ce bref séjour au château de Duino fut le début d'une longue et féconde intimité avec ce paysage et ses habitants. » Un jour d'hiver, au début de 1912, durant une promenade sur le chemin du Bastion, les vers d'un poème inconnu lui furent comme dictés. La première Élégie était née.
Marie de la Tour et Taxis, « cette grande dame autrichienne qui était chez elle aussi bien à Paris qu'à Vienne ou à Venise » (Betz), a tenu à rédiger en français ses souvenirs du Seraphico - c'est le nom qu'avec son accord elle lui avait donné - et à montrer l'homme qu'il était au quotidien, avec toutes ses fragilités et ses étrangetés.
Étrangement, le texte a d'abord paru en traduction allemande en 1933. C'est seulement en 1936, grâce à Maurice Betz, qu'ils ont pu paraître dans leur langue originale, chez Émile-Paul à Paris.
En ce dixième anniversaire de la mort de Rilke, paraissaient également les souvenirs de Betz, réédités en mars 2022 par Arfuyen sous le titre Conversations avec Rainer Maria Rilke.
La pensée d'Épicure n'a cessé de réapparaître dans l'histoire comme appel à une harmonie du corps et de la nature et comme antidote aux tyrannies religieuses ou pseudo-religieuses. Plus que jamais elle nous est nécessaire aujourd'hui.
Aussi n'est-il pas étonnant que cette pensée essentielle ait sans cessé été menacée de s'éteindre. Des 300 volumes qu'a publiés Épicure - plus qu'aucun auteur de l'Antiquité -, il ne restait, dès le 1er siècle de notre ère, presque plus rien.
L'oeuvre a pourtant peu à peu, très partiellement, ressurgi de ses cendres. En 1533, on redécouvre dans les Vies des philosophes de Diogène Laërce les 40 Maximes capitales ainsi que les trois Lettres (à Hérodote, Pythoclès et Ménécée). En 1752, on exhume à Herculanum des fragments presque illisibles du traité Sur la nature. En 1888 enfin, on retrouve au Vatican les 81 Sentences. C'est là l'ensemble des textes qui constituent l'oeuvre d'Épicure dans toutes les éditions actuelles.
Or, on ne le sait hélas pas assez, d'autres textes, très nombreux et tout aussi essentiels, se trouvent dans l'édition de référence publiée en grec et en latin par Hermann Usener en 1887 sous le titre Epicurea, mais ils n'ont jamais été traduits en français et publiés en volume.
Le présent Ainsi parlait est ainsi très différent des autres, puisqu'il ne comporte que des textes jusqu'à présent entièrement inédits en volume : 242 fragments extraits des Epicurea d'Hermann Usener qui viennent s'ajouter aux 108 fragments du corpus habituel (compte tenu des recoupements entre Maximes et Sentences). Soit un bond considérable.
Ce livre est dédié à Marcel Conche, philosophe majeur de notre temps, admirable traducteur et commentateur d'Épicure et de Lucrèce, décédé le 27 février 2022 en sa 100e année.
Une entreprise folle : avec Ce qui n'a pas de nom (2019) et Hautes Huttes (2021), Le Livre constitue le dernier volet d'un triptyque de près de 1000 pages.
Il en est à la fois le couronnement et le mode d'emploi. Aux 1000 quatrains de chacun des deux volumes précédents succèdent ici 500 tercets. Un essai les suit, « L'expérience des mots », qui explicite en prose le sens et la nécessité de l'ensemble, mais de la poésie et de la littérature elle-même.
Il faut prendre le titre Le Livre au pied de la lettre.
Son ambition n'est rien de moins que de faire comprendre ce que c'est qu'écrire, lire et vivre. Ce que c'est que « l'expérience des mots » qui est notre quotidien. Car nous vivons parmi les mots bien plus que parmi les choses. Et aujourd'hui tout particulièrement où nous sommes plus que jamais coupés de la nature.
À quoi sert le livre ? Non pas à nous couper davantage encore du monde, à nous isoler dans une bulle. Non, tout au contraire : il s'agit d'ajourer les mots, de les rendre transparents, fluides, pour qu'ils deviennent une fenêtre sur le réel, sur la nudité inquiétante et merveilleuse du réel. « Le livre / n'est là // que pour nous délivrer ». Nous délivrer des mots par un autre usage des mots, nous délivrer du livre lui-même.
Car, dit le premier poème, « Ce n'est pas du livre / qu'il faut parler // mais de l'expérience ». Et le second :
« Que serait un livre // si ce n'est le silence / où il nous fait entrer ». C'est cette expérience de « délivrance », d'ouverture, qui est l'enjeu du livre : notre liberté même.
Dans son Journal Etty Hillesum évoque avec admiration un livre de Rilke qu'elle est en train de lire : Über Gott (Sur Dieu). Ce livre a été publié par Carl Sieber en 1934 chez Insel. Époux de Ruth, la fille unique de Rilke, Sieber fut avec elle l'éditeur de la correspondance de Rilke (6 volumes, 1936-1939).
Dans sa première édition, ce volume comprenait, outre une riche préface de Carl Sieber, la lettre à H.P.
Du 8.11.1915 et la lettre à M. V., de février 1922, toutes deux rendant compte de la réflexion de Rilke sur Dieu et sur les religions. Le travail d'édition de la correspondance de Rilke lancé par Sieber n'avait pas encore pu être mené à bien et révéler plusieurs autres lettres tout aussi essentielles sur ce même thème.
Une nouvelle édition de Sur Dieu ne pouvait aujourd'hui laisser de côté ces dernières si l'on voulait avoir une vue vraiment juste de l'itinéraire spirituel de Rilke. C''est pourquoi la présente édition a été enrichie de trois autres lettres d'une importance majeure : la lettre à Ilse Blumenthal-Weiss du 28.12.21, la lettre à Margarete Sizzo-Noris-Crouy du 6.01.23, enfin la lettre à Witold Hulewicz du 3.11.25.
L'ensemble est précédé d'une étude intitulée « Sur le message spirituel de Rilke ». Message essentiel et passionnant, en effet, mais aussi d'une incroyable modernité : « Rilke, écrivait le grand écrivain Robert Musil, a été, dans un certain sens, le poète le plus religieux depuis Novalis, mais je ne suis pas sûr qu'il ait vraiment eu de religion. Il voyait autrement. D'une façon neuve, intérieure. »
En 1884, à la Metropolitan School of Art de Dublin, Russell se lie d'amitié avec un étudiant de deux ans plus âgé que lui, Yeats. Il devient un proche de toute la famille et les soeurs de Yeats le surnomment « l'ange égaré ».
En 1902, Russell rencontre le tout jeune Joyce et le présente aux artistes du renouveau irlandais. Il deviendra l'un des personnages de son grand roman, Ulysse.
« Baptisé le Blake irlandais, écrit George Bataille, l'homme aux mille facettes, ou même l'anarchiste angélique, Russell fut l'un des plus grands mystiques de son temps. » Pour le grand écrivain Patrick Kavanagh, il a été « un grand et un saint homme ».
Doué de pouvoirs psychiques étonnants, mais d'une profonde simplicité et bonté, Russell a toute sa vie incarné une forme de sagesse. Comme peintre autant qu'écrivain, ses visions flamboyantes témoignent d'un univers intérieur d'une extraordinaire richesse.
Un puissant imaginaire personnel se conjugue ici avec la pensée des Upanishads, de la Bhagavad Gîta et de l'Advaita Vedanta. Ses méditations sont des rêveries éveillées ou des transcriptions de promenades oniriques où se retrouvent des êtres féeriques, la sagesse et la force du soleil, l'émerveillement de la nuit.
Seuls deux de ses livres ont été traduits en français :
Le Flambeau de la vision (2005) et De source (2002).
Composé d'inédits, le présent ouvrage rassemble des textes courts où se déploie le mieux la méditation et le tempérament visionnaire de Russell. L'écrivain était particulièrement attaché au triptyque Le Héros en l'Homme, qui tient ici une place centrale.
En 1970, René Char écrit à Marwan Hoss : « Il m'est agréable de vous écrire combien vos poèmes me trouvent, me découvrent peut-être aussi à moimême, à l'âge des sombres chagrins. » Et un mois plus tard : « Sur la ligne de l'horizon où vous m'êtes apparu, je ne vous confonds avec aucun autre. » En 2019 a paru Jours, un recueil de 248 pages réunissant l'ensemble des textes de Marwan Hoss écrits depuis 1969. Terres, rassemble les poèmes écrits depuis lors. On y retrouve la tonalité unique qui marque cette poésie, à la confluence de Char et de Schéhadé : étrange et grave, ascétique et sensuelle, brûlante et raffinée.
« Dans l'aube froide / les sarcelles de mon enfance / prennent leur premier envol / Les chasseurs tirent et font / saigner leurs coeurs / Derrière les roseaux / se cachent les oiseaux blessés ». Même lorsqu'il s'agit de l'enfance, la menace est toujours présente. Toujours se font sentir « les fusils / au loin ». Et l'amour lui-même parachève cette violence : « Le désir a fait trembler / mon enfance // Le feu de ton regard / l'a incendié » Les poèmes sont le seul lieu possible d'une réconciliation : « Mes poèmes ressuscitent / ma mémoire » On y peut reprendre souffle : « Sur la feuille respirent / les mots ». Méfiance cependant : les mots, comme l'amour, peuvent vite se retourner. Parfois, « Les mots se révoltent / ils traquent les poètes / dans les jardins de la ville » Même avec les mots la paix est fragile. Le poète vit « en état d'alerte ».
« On n'aime rien tant que ses poèmes, écrit Zweig en 1905 : ce sont les seuls textes dont on se prend parfois à rêver qu'ils soient achevés, qu'ils aient leur vie propre et qu'ils ne puissent plus mourir. » Stefan Zweig a beaucoup écrit : nouvelles, théâtre, essais, biographies. Son succès a été immédiat et considérable. Il demeure aujourd'hui un des auteurs les plus lus. Et par les publics les plus différents.
« De tous les auteurs que je connais, écrit-il cependant, je suis celui qui déteste le plus son soidisant succès ». Il s'étonne du succès que reçoivent ses proses et se désole d'en être devenu l'otage. Car c'est toujours à la poésie qu'il donnera la première place : « J'ai l'impression d'être un chasseur qui en réalité est végétarien, et à qui le gibier qu'il doit tuer ne procure aucune joie. » « Le chasseur végétarien », tel est le titre de la préface du présent volume. C'est une sorte d'autobiographie de Zweig en poète qui est ici donné :
Ce poète qu'il a toujours rêvé d'être, sur les traces des idoles de sa jeunesse, Hofmannsthal et Rilke.
Zweig a écrit des poèmes toute sa vie. Il a publié trois recueils de poésie : en 1901, en 1905 et en 1922.
Et il n'a cessé d'écrire à la gloire des poètes, de Kleist et Hölderlin à Verhaeren et Rilke. Ces textes ici réunis (et, pour les poèmes, traduits pour la première fois en français) constituent le journal d'une vie, la « vie rêvée » de ce poète qu'il brûlait d'être et qu'il est mort, peut-être, de n'avoir pu être pleinement.
Le Livre de la Pauvreté et de la Mort est constitué d'une suite d'une tren-taine de poèmes de longueur très inégale. Avec une force de révolte qui paraîtra moins dans les recueils de la maturité, Rilke oppose la vie moderne - la ville monstrueuse, le culte de l'argent, l'accumulation des déchets - à la vie spiri-tuelle, avide de solitude et de pauvreté, en dialogue avec la mort et avec Dieu.
Partout présente dans cette grande invocation, la figure de François d'Assise, le Poverello, la figure par excellence du pauvre : « Ô toi qui sais, toi dont l'immense science / te vient de pauvreté, de trop de pauvreté : / fais qu'on ne chasse plus les pauvres / ni que le mépris les piétine. » Selon Lou Andréas-Salomé, la conception du livre, publié la même année que l'essai Sur Rodin (1903), est marquée par l'art du sculpteur : « La sombre puis-sance du dieu qui d'abord protège en son sein l'être naissant se dresse comme une sorte de gigantesque masse montagneuse où l'homme est enfermé. » En 1941 Arthur Adamov publie dans l'urgence dans la revue Fontaine, repliée à Alger, une adaptation très libre de ce texte avec une préface foudroyante : « J'ai le droit de dire de tous mes contemporains qu'ils ne sont que gonflés de leur propre vide, pourris d'amour-propre jusqu'à la putréfaction. » Ce qui est étonnant, c'est que cette version n'a cessé depuis d'être rééditée comme la traduction du Livre de la Pauvreté et de la Mort, même si elle ne comporte qu'une grosse moitié de l'original et ne vise pas aucunement à la fidélité.
Le texte de Rilke est pourtant assez beau et fort pour être lu pour lui-même. Le mérite de la traduction de Jacques Legrand, depuis longtemps épuisée (1re édition Arfuyen, coll. « Ivoire », 1997), bilingue et commentée, est de permettre de lire enfin le vrai texte de Rilke. J. Legrand est l'un des meilleurs spécialistes de la poésie de Rilke, dont il fut le co-traducteur au Seuil.
En 2019 le plus grand journal luxembourgeois titrait : « Relecture d'un classique à l'ère du #metoo :
Faut-il bannir l'oeuvre d'André Gide ? ».
Les Nourritures terrestres, parues en en 1897, ont été dans une époque encore étroitement conformiste un évangile de libération : « Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité. » En plein symbolisme, Gide invitait avec une force inouïe, à revenir au naturel et à la vie authentique.
Qui est André Gide ? Le Journal le montre tout à la fois sincère, esthète, immoraliste, nomade, engagé, pervertisseur. Gide préfère l'inquiétude à toute forme de tranquillité morale ou intellectuelle : « Je ne suis qu'un petit garçon qui s'amuse, écrit-il, - doublé d'un pasteur protestant qui l'ennuie. » Comme Montaigne, il n'est que mouvement :
« Tour à tour je ressemble et diffère. » Gide place la sincérité au sommet de toutes les vertus. Elle est à la racine de toute morale authentique : « Ne pas se soucier de paraître. Être seul est important. » Gide vit jusqu'au bout cette exigence comme un drame, dont le noeud se situe en lui-même.
La matière de la création littéraire gidienne est constamment faite de problèmes moraux. Ceux-ci en sont « l'étoffe », mais ils sont subordonnés à l'art :
« Ne prendre chacun de mes livres que pour ce qu'il est : une oeuvre d'art. » Cinq ans avant sa mort, il écrit dans son Thésée : « Il m'est doux de penser qu'après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Pour le bien de l'humanité future, j'ai fait mon oeuvre. »
Dix suites composent ce livre : « Creuse-nous », « Ce que disent peut-être les mains », « Quinze traces à peine visibles », « Les feuilles le savent bien », « Voyelles pour Anise », « Tombeau pour la unième nuit », « Sept ou la face cachée du dé », « Des poèmes que les oiseaux ont bus », « Une trace scintille dans le vide », « Des poèmes émiettés ». Les dédicaces de ces différences suites précisent le paysage mental dans lequel elles se situent : Paul Celan, Roberto Juarroz, Anise Koltz, Salah Stétié, Fernand Verhesen. Une galaxie de poètes venus de cultures très différentes, que caractérisent tous pourtant un même souci de l'intensité et de la brièveté. Les poèmes de ces dix suites s'inscrivent eux aussi dans cette recherche, mais y ajoutent une dimension paradoxale qui apparaît déjà dans leurs titres : celle du jeu. « Sept ou la face cachée du dé », ce titre est révélateur. Car les chiffres ne sont pas que sur les dés, ils sont aussi dans le nombre des traces, dans le nombre des voyelles, dans le nombre des nuits. Et ce ne sont pas seulement les dés qui ont à nous dire leurs secrets, mais les mains, les feuilles, les oiseaux, les traces, les miettes. Ce secret, nous ne pouvons l'entendre. Le poème multiplie alors les interrogations pour essayer de l'obtenir. Mais les interrogations, on le sait, n'obtiendront pas de réponses et il n'est d'autre issue que de faire des suppositions : « peut-être » devient alors le mot clé qui ouvre dans le réel l'immensité des possibles. Comme un jeu d'allusions infiniment démultipliées.
Après avoir cherché toute sa vie un modèle de liberté et de tolérance, Zweig découvre Montaigne au printemps 1941, un avant sa mort. C'est un coup de foudre : « Montaigne aime démesurément la vie, écrit-il. La seule crainte qu'il connaisse est celle de la mort. Et il aime dans la vie toutes les choses comme elles sont. » Innombrables sont ceux qui se sont nourris de la sagesse de Montaigne. Comme Shakespeare symbolise la littérature anglaise, on peut dire que Montaigne est comme un condensé de la littérature française. Shakespeare lui-même, son cadet de 30 ans, ne lui a-t-il fait des emprunts ?
Comme Proust, Montaigne est l'homme d'un seul livre, d'un livre auquel il s'identifie totalement mêlant inséparablement autobiographie, création et philosophie. Comme Proust, Montaigne est aussi avant tout un psychologue et un moraliste. Lui qui ne cesse de relire Sénèque et Plutarque et a fait peindre sur les poutres de sa bibliothèque ses aphorismes préférés, il n'est pas d'auteur dont l'oeuvre plus riche de « dits et de maximes de vie ».
Et c'est même là l'embarras : comment choisir ?
Il faut choisir cependant. Car la lecture des Essais est rendue difficile par les innombrables digressions de l'auteur mais surtout par la langue du XVie siècle, fantasque et truculente, mais souvent obscure. Toute l'utilité du présent livre est donc de donner ici l'essentiel des Essais en en gardant au plus près la saveur de leur langue, mais de les rendre d'un accès facile et agréable.
« Peut-être aurez-vous entendu parler de moi, même si je doute qu'un nom aussi mince, aussi obscur, voyage loin dans l'espace et le temps. » C'est ainsi que Pétrarque s'adresse à la postérité dans sa dernière Lettre de la vieillesse. Sept siècles après, son oeuvre connaît un regain d'intérêt considérable. C'est ainsi qu'ont été publiées récemment l'intégralité des Lettres familières (6 vol., 2002-2015) et des Lettres de la vieillesse (5 vol., à la traduction desquels a participé Antoine de Rosny, 2002-2013). Quant au fameux Canzoniere, plusieurs traductions en été données aux Belles Lettres (2009) ou chez Gallimard (2018).
L'oeuvre de Pétrarque est l'une des plus vastes de la Renaissance italienne. On connaît le poète amoureux, mais on ignore le moraliste ; on connaît l'écrivain italien, mais on oublie l'oeuvre latine ; on prend pour argent comptant le mythe qu'il s'est luimême construit (très moderne en cela !) et on néglige les textes. En réalité, a-t-il bien effectué l'ascension du mont Ventoux en compagnie de son frère Gérard ?
Est-ce bien en l'église Sainte-Claire d'Avignon qu'il a eu la vision merveilleuse de Laure de Noves ? A-t-il vraiment reçu la couronne de lauriers sur le Capitole ?
Nulle vérité définitive chez Pétrarque, qui retouche inlassablement ses oeuvres, à la manière du Montaigne des Essais. Son existence entière est placée sous le signe de l'exil et de l'errance. Pas d'écrivain plus cosmopolite que lui. Pas d'écrivain plus tourmenté par un amour impossible.
Les fragments ici présentés permettent de restituer l'unité de cet ensemble indissociable :
Traités, pamphlets, dialogues, poèmes et lettres.
Rilke comme si on était avec lui, comme si on l'écoutait : « Rilke arrivait chez moi, raconte Betz, d'ordinaire un peu après dix heures. Lorsque son coup de sonnette ne résonnait qu'à onze heures, c'était que, profitant du beau temps, il avait traversé le Luxembourg.
» De l'Hôtel Foyot, rue de Tournon, où habitait Rilke, au 1 rue Médicis où était l'appartement de Betz, dominant les jardins, il n'y avait que quelques pas.
Rilke et Betz travaillaient à la traduction des Cahiers de Malte Laurids Brigge : « Avec quelques interruptions, notre collaboration se prolongea ainsi pendant plusieurs mois. Je ne suis pas loin de soupçonner Rilke d'avoir mis une secrète complaisance à faire durer ces conversations. » Elles portent sur les sujets les plus variés : de la poésie et la traduction aux paysages de France et à la Russie, mais aussi bien aux chiens et aux chats. Betz n'a pas 30 ans, il est ébloui. Mais il consigne ces propos et nous pouvons les partager aujourd'hui.
Un de ces jours où Betz travaille avec Rilke, le jeune Camille Schneider rend visite à son compatriote Betz.
« Vous avez dû croiser Rilke dans l'escalier, lui dit Betz. Si vous voulez le voir de près, allez au jardin du Luxembourg. Vous le trouverez sur l'un des premiers bancs, au milieu des pigeons. » Schneider s'y précipite :
« Venez, lui dit Rilke, je voudrais voir le Luxembourg avec vous. » Ils marchent, et au moment de se séparer :
« J'aimerais revoir Strasbourg avec vous, et Colmar. » Car c'est à Strasbourg que Rilke a publié son premier recueil, en 1897. Le départ se fait le soir-même. Et là encore le détail de ce voyage étonnant avec Rilke nous a été conservé. Comme si nous y étions...
Paris, Berlin : deux capitales dont on sait l'intense créativité et la vie débridée dans les années 1900. Mais il est une autre ville qui en ces mêmes années joue un rôle majeur dans l'éclosion de la modernité : Strasbourg.
Dotée par le Kaiser d'institutions culturelles de premier ordre mais animée encore d'un fort tropisme pour la France, la capitale du Reichsland est en première ligne pour secouer les habitudes du vieux monde et inaugurer un art nouveau. Peintres, musiciens, écrivains, journalistes s'y mêlent. Cabarets, salons, revues y fleurissent.
À Strasbourg s'épanouit une véritable bohème.
Créée par Flake, Schichele et Stadler, la revue Der Stürmer est le porte-drapeau de cette extraordinaire « renaissance » : « Le cercle du Stürmer, se souvient Flake, s'est constitué à toute vitesse, de façon tout à fait explosive. [...] Tous les lieux où nous nous retrouvions prirent alors des allures de Quartier latin. ».
Flake est au soir de sa vie quand il écrit la chronique de ces années-là, avec une terrible nostalgie pour l'effervescence et la gaité de cette sorte de mai 68. « Je portais en moi, écrit-il, une révolte innée contre la subordination, les mots d'ordre collectifs, l'esprit associatif, la marche au pas de l'oie, les conventions, et je compris très jeune, dès mes dix ans, ce qui était en train de se former chez les fonctionnaires et les soldats, cet homme des masses des décennies à venir. » Une chronique unique par l'élégance et le brio de son style.
À la dernière phrase de son récit, Flake évoque le suicide de son ami Poppenberg en 1915 : « Lorsque la guerre éclata, il sut que l'ère du culte de la beauté touchait à sa fin, que celle de la barbarie commençait. ».
Antoine Bibesco fut l'un des amis les plus proches et les plus fidèles de Proust depuis la jeunesse jusqu'à la mort de ce dernier. Pour lui, Marcel c'était Lecram. Pour Marcel, il était Ocsebib... Ils s'étaient liés par un pacte secret : tout se dire de ce qu'ils entendaient sur l'un et l'autre. « Une seule personne me comprend, Antoine Bibesco ! » écrivait Marcel Proust à Anna de Noailles en 1902. Et à son ami lui-même : « Je t'ai toujours considéré comme le plus intelligent des Français. » C'est là l'intérêt exceptionnel des correspondances et conversations qu'a publiées Antoine Bibesco en 1949 : Proust ne se confie à nul autre comme à lui. Et pourtant ce livre, couronné par l'Académie française, publié à 5300 ex. n'a jamais depuis lors été réédité. Les Bibesco habitaient au 69, rue de Courcelles. Les parents de Proust étaient au 45. La mère d'Antoine Bibesco, la princesse Hélène avait un des salons les plus brillants de Paris fréquenté aussi bien par Bonnard que par Debussy, par Maillol que par Loti. C'est là que Proust fit la connaissance d'Antoine Bibesco et de son frère Emmanuel, qui se donna la mort à Londres en 1917. En 1912, quand Swann est terminé, c'est à son ami Bibesco que Proust confie son manuscrit pour le présenter à la N.R.F. Le livre ne sera pas accepté, mais la lettre qu'adresse Proust à son ami demeure un passionnant manifeste esthétique : « Le style n'est nullement un enjolivement, comme croient certaines personnes, ce n'est même pas une question de technique, c'est comme la couleur chez les peintres, une qualité de vision, une révélation de l'univers particulier que chacun de nous voit et que ne voient pas les autres. »
Publiée pour l'essentiel de son oeuvre chez Einaudi, Patrizia Valduga est une des plus grandes voix féminines de la poésie italienne contemporaine.
En 2021, un premier recueil paru aux éditions Nous ont permis de découvrir en France avec ses Cent quatrains le versant érotique de son oeuvre. Mais il est une autre composante, plus grave, dans l'écriture de Valduga qui va de l'un de ses premiers recueils, Requiem, publié en édition privée en 1992, à l'un des plus récents, Il libro delle laudi (Le Livre des Laudes) paru en 2012.
Ces deux recueils, qui sont comme les deux pôles de l'oeuvre de Valduga, sont ici présentés ensemble en édition bilingue. Une même tension les habite entre la puissance du sentiment qui s'y exprime et le dépouillement de la langue. Comme si les mots étaient définitivement impuissants à rendre compte de l'extrême de la vie et de la mort et s'il n'était d'autre moyen que d'en user de manière oblique, en prenant appui sur leur qualité musicale et leur vertu suggestive.
La langue de Valduga est toute dans le mouvement, profondément baroque en cela et volontiers conjuguant l'archaïsme avec le langage familier, le vers régulier avec le ton le plus libre.
« La pensée et l'émotion, écrit Valduga, deviennent une même chose, la même chose, à travers la forme, à travers le travail sur le langage. » C'est là la réussite exemplaire des textes ici présentés.