En 2019 le plus grand journal luxembourgeois titrait : « Relecture d'un classique à l'ère du #metoo :
Faut-il bannir l'oeuvre d'André Gide ? ».
Les Nourritures terrestres, parues en en 1897, ont été dans une époque encore étroitement conformiste un évangile de libération : « Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité. » En plein symbolisme, Gide invitait avec une force inouïe, à revenir au naturel et à la vie authentique.
Qui est André Gide ? Le Journal le montre tout à la fois sincère, esthète, immoraliste, nomade, engagé, pervertisseur. Gide préfère l'inquiétude à toute forme de tranquillité morale ou intellectuelle : « Je ne suis qu'un petit garçon qui s'amuse, écrit-il, - doublé d'un pasteur protestant qui l'ennuie. » Comme Montaigne, il n'est que mouvement :
« Tour à tour je ressemble et diffère. » Gide place la sincérité au sommet de toutes les vertus. Elle est à la racine de toute morale authentique : « Ne pas se soucier de paraître. Être seul est important. » Gide vit jusqu'au bout cette exigence comme un drame, dont le noeud se situe en lui-même.
La matière de la création littéraire gidienne est constamment faite de problèmes moraux. Ceux-ci en sont « l'étoffe », mais ils sont subordonnés à l'art :
« Ne prendre chacun de mes livres que pour ce qu'il est : une oeuvre d'art. » Cinq ans avant sa mort, il écrit dans son Thésée : « Il m'est doux de penser qu'après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Pour le bien de l'humanité future, j'ai fait mon oeuvre. »
Après avoir cherché toute sa vie un modèle de liberté et de tolérance, Zweig découvre Montaigne au printemps 1941, un avant sa mort. C'est un coup de foudre : « Montaigne aime démesurément la vie, écrit-il. La seule crainte qu'il connaisse est celle de la mort. Et il aime dans la vie toutes les choses comme elles sont. » Innombrables sont ceux qui se sont nourris de la sagesse de Montaigne. Comme Shakespeare symbolise la littérature anglaise, on peut dire que Montaigne est comme un condensé de la littérature française. Shakespeare lui-même, son cadet de 30 ans, ne lui a-t-il fait des emprunts ?
Comme Proust, Montaigne est l'homme d'un seul livre, d'un livre auquel il s'identifie totalement mêlant inséparablement autobiographie, création et philosophie. Comme Proust, Montaigne est aussi avant tout un psychologue et un moraliste. Lui qui ne cesse de relire Sénèque et Plutarque et a fait peindre sur les poutres de sa bibliothèque ses aphorismes préférés, il n'est pas d'auteur dont l'oeuvre plus riche de « dits et de maximes de vie ».
Et c'est même là l'embarras : comment choisir ?
Il faut choisir cependant. Car la lecture des Essais est rendue difficile par les innombrables digressions de l'auteur mais surtout par la langue du XVie siècle, fantasque et truculente, mais souvent obscure. Toute l'utilité du présent livre est donc de donner ici l'essentiel des Essais en en gardant au plus près la saveur de leur langue, mais de les rendre d'un accès facile et agréable.
Les Éditions Arfuyen ont publié de nombreux ouvrages liés à la mystique rhéno-flamande : à coté des grands Rhénans Eckhart (1260-1328), Tauler (1300-1361) et Suso (1296-1366), la figure majeure des Flamands est Ruysbroeck (1293-1381). Bien que très audacieux dans sa pensée de l'union à Dieu, « l'ermite de la Vallée Verte » (Groenendael), surnommé par la postérité « l'Admirable », n'a pas été condamné comme Eckhart, mais au contraire béatifié.
Ruysbroeck n'a pas suivi d'études théologiques, n'a pas pris de grades universitaires, comme Eckhart ou Tauler. Dans son « ignorance merveilleuse », il a médité l'Écriture et surtout vécu une expérience intérieure commencée jeune qu'il a décrite, dans son premier ouvrage : Le Royaume des Amants.
Dès ce livre, il a défini son idéal de vie chrétienne, « la vie commune » (ghemeine leven). L'homme qui s'y adonne doit se placer « au sommet de son esprit », écrit-il, entre « la jouissance mystique et l'action ».
Telle fut la vie au sein du monastère de Groenendael dont Ruysbroeck fut le premier prieur en 1349. A sa mort, en 1381, le monastère de Groenendael est prospère et d'un grand rayonnement.
Personnalité fascinante que celle de Ruysbroeck :
« Au fond de cette obscure forêt brabançonne, écrit Maeterlinck, son âme, ignorante et simple, reçoit, sans qu'elle le sache, les aveuglants reflets de tous les sommets solitaires et mystérieux de la pensée humaine. Il sait, à son insu, le platonisme de la Grèce ;
Il sait le soufisme de la Perse, le brahmanisme de l'Inde et le bouddhisme du Tibet. »
Proust est à lui seul, a-t-on dit, toute la littérature comme Bach est à lui seul toute la musique. On trouve en son oeuvre toute la modernité, et toute la tradition classique. On sait le goût qu'il avait des moralistes comme Pascal, La Rochefoucauld ou La Bruyère. Bernard de Fallois, l'un des meilleurs connaisseurs de l'oeuvre de Proust, a publié dans son Introduction à la Recherche du temps perdu un large choix de maximes et de pensées de Proust, qui atteste qu'il est aussi, dans la concision et la lucidité, le parfait continuateur des moralistes du Grand Siècle.
Au reste voulait-il vraiment écrire un roman ?
« J'ai trouvé plus probe et plus délicat comme artiste, écrit-il à Jacques Rivière en 1914, de ne pas laisser voir, de ne pas annoncer, que c'était justement à la recherche de la Vérité que je partais, ni en quoi elle consistait pour moi [...] Ce n'est qu'à la fin du livre, et une fois les leçons de vie comprises, que ma pensée se dévoilera. » Quelles sont donc ces essentielles « leçons de vie » ? A travers l'imposante masse de l'oeuvre de maturité, des textes de jeunesse et de la correspondance, ce nouveau volume de la collection Ainsi parlait le fait clairement apparaître.
Quelle sont les sources de cette pensée ? On s'en tient souvent à son lien familial avec Bergson, c'est oublier qu'il a suivi lui-même des études de philosophie à la Sorbonne et que, admirateur de Wagner, il s'est également passionné, comme le montre la préface du présent volume, pour la philosophie allemande, de Schelling à Schopenhauer.
Maeterlinck est l'homme de toutes les contradictions. Unique prix Nobel de littérature de la Belgique mais ayant toujours vécu en France (de Paris à Saint-Wandrille, de Médan à Nice. Écrivant en français mais ardemment flamand (et refusant de siéger à l'Académie française). Détestant les théâtres et auteur dramatique à succès (L'Oiseau bleue, monté par Stanislavski de Moscou à New York, et adapté au cinéma ). Peu sensible à la musique et lui devant une bonne part de sa gloire (Pelléas et Mélisande de Debussy, Ariane et Barbe-Bleue de Dukas, mais aussi Fauré ou Schoenberg). Écrivain et fasciné par la sciences naturelles (La Vie des abeilles, etc.). Aimant les pauvres et vivant à Nice dans des palais (le château de Médan, le fastueux château Castellamare...).
« Je ne connais aucune oeuvre, écrit Rilke en 1902, dans laquelle soit enfermé autant de silence, autant de solitude, d'adhésion et de paix. » Maeterlinck a marqué nombre d'écrivains majeurs : de Pessoa à Robert Musil, de Breton à Julien Gracq. « Maurice Maeterlinck, écrivait Cocteau, était habité par un ange. Mais jamais ange ne sut mieux se travestir pour évoluer parmi les hommes que sous une apparence de businessman robuste et sportif. » Théâtre, essais, poésie, livres de nature : Yves Namur, grand écrivain belge d'aujourd'hui, et secrétaire perpétuel de l'Académie Royale de Belgique, nous aide à la redécouvrir l'oeuvre immense de ce « très grand précurseur » (Claude Régy) mais aussi un homme étonnamment fragile et attachant.
« Pascal, écrit Bernard Grasset, un scientifique devenu mystique, un contempteur des philosophes et des poètes devenu maître de sagesse et artiste souverain du langage. Chez lui tout nous étonne et nous fascine, tout nous conduit hors des sentiers convenus. » Pascal est une des figures les plus originales et géniales de la littérature française. Ses Pensées sont parmi les textes les plus cités, souvent de travers. Mais qui connaît ses autres écrits : ses lettres mais aussi ses textes scientifiques, spirituels, philosophiques ou polémiques ?
Selon l'esprit de la collection Ainsi parlait, ce petit ouvrage vise à faire découvrir de manière facile et agréable l'ensemble des facettes de ce véritable météore de la littérature. Un homme moderne par son esprit profondément scientifique et par ses angoisses existentielles. Héritier de Montaigne et précurseur de Leopardi, Nietzsche ou Kierkegard, Pascal a une place essentielle dans la pensée européenne.
Son écriture est unique par son intensité, sa limpidité et son élégance. Homme de contrastes, Pascal allie une extrême intelligence avec une vive sensibilité, raison et émotion, esprit de géométrie et esprit de finesse. Volontaire, esprit indépendant, il témoigna d'une longue patience dans la souffrance.
Savant mathématicien, il garde le sens pratique, reste attentif au concret. Son aventure intellectuelle et spirituelle nous touche par sa liberté, sa fulgurance et son incandescence.
Le 25 juillet 1945, sur l'esplanade du Trocadéro étaient célébrées les obsèques nationales de Paul Valéry. Deux projecteurs placés au pied de la tour Eiffel dessinaient un gigantesque V dans le ciel, unissant dans un même hommage l'initiale du nom de l'écrivain et la victoire sur l'Allemagne nazie. C'est De Gaulle lui-même qui avait ordonné ces obsèques nationales : les dernières avaient eu lieu en 1885 pour Victor Hugo, qui était aussi homme politique.
« Valéry, soulignait Georges Duhamel dans son discours prononcé ce soir-là au nom de l'Académie française, n'a cessé de nous rendre sensibles les prestiges de l'intelligence souveraine, pour l'honneur et pour le salut de nos sociétés en péril. » Nos sociétés sont aujourd'hui tout autant en péril et nous avons plus que jamais besoin de l'héritage que nous a laissé Valéry.
Mais qui lit encore l'oeuvre immense de Valéry : essais, dialogues, aphorismes, poèmes, lettres. Sans compter les 28000 pages de ses extraordinaires Cahiers...
« L'humanité, écrivait-il, s'en tirera comme elle pourra. L'inhumanité a peut-être un bel avenir... » L'inhumanité étend de jour en jour son emprise sur nos vies et Valéry mieux que quiconque peut nous aider à y résister. « La plus grande liberté, écrit-il, naît de la plus grande rigueur. » En notre temps où la vérité semble devenir indémêlable du mensonge, la leçon de Valéry nous est essentielle : « J'ai ressenti et entretenu, note-t-il, à partir de 1892 une haine et un mépris pour les Choses Vagues, et leur ai fait une guerre impitoyable en moi durant toute ma vie. » Estil plus belle, plus simple leçon de liberté ?
Péguy le mécontemporain (Alain Finkielkraut, 1991), Péguy l'insurgé (Jean Bastaire, 1975), Péguy l'inchrétien (id., 1991), « Péguy philosophe » (Emmanuel Mounier, 1930) : autant d'essais sur Péguy, autant de visages différents. Péguy l'inclassable, assurément (Géraldi Leroy, 2014). Toujours actuel et éclairant à travers les changements de notre société !
Les Cahiers de la Quinzaine restent le modèle indépassable d'une grande revue d'idées : « Je révèle ici un secret de ma gérance, écrivait Péguy : tous les cahiers sont faits pour mécontenter un tiers au moins de la clientèle. Mécontenter, c'est-à-dire heurter, remuer, faire travailler. » Paul Decottignies nous donne accès à l'ensemble d'une oeuvre très vaste et variée, souvent invoquée mais mal connue. Il nous révèle un esprit visionnaire et un maître de liberté, mais aussi un écrivain brillant autant qu'insolent.
« Pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est le maître du curé comme il est le maître du philosophe. [...] Et il est le maître de l'État comme il est le maître de l'école. Et il est le maître du public comme il est le maître du privé. » À l'aube du XXe siècle, quel philosophe, quel écrivain a mieux senti que Péguy ce qui allait se jouer ?
Et sur lui pourtant que d'idées fausses ! Péguy le catholique : mais il se maria civilement, ne fit pas baptiser ses enfants et la presse catholique l'avait en horreur ! Péguy le conservateur : mais il fut socialiste toute sa vie, et avec quelle ardeur ! Péguy l'intellectuel : mais, resté profondément provincial, il vomissait l'intelligentsia parisienne. À qui le comparer sinon à un Pasolini, pétri lui aussi de paradoxes, poly-graphe et militant, scandaleux et assoiffé de vérité !
« Un petit homme brusque et pressé, toujours pressé [...], le regard tendu de bas en haut, comme un taureau [...], le souffle court et le parler égal, pressé et saccadé [...]. C'était un homme à congestions. » C'est ainsi que le décrit Romain Rolland. La vie de Péguy semble faite tout entière d'étapes successives et contra-dictoires : « L'homme qui veut demeurer fidèle à la vérité doit se faire incessamment infidèle à toutes les inces-santes, successives, infatigables renaissantes erreurs. ».
Découvrir Péguy dans sa profonde fidélité comme dans ses impatiences, tel est l'objet de cet Ainsi parlait Péguy. Nul auteur pour lequel l'approche originale de cette collection se révèle aussi efficace. Faire découvrir « Péguy l'hérétique » (titre de sa préface), telle est ici la réussite de Paul Decottignies.
Saint Pol-Roux occupe dans la littérature française une place à part : il est l'héritier direct du romantisme ; il est le fondateur, avec quelques amis, du symbolisme ; enfin il a été salué par les surréalistes comme leur grand précurseur. Bien au-delà de ces mouvements, le génie visionnaire qui éclate dans ses « oeuvres futures » en font l'un des théoriciens les plus hardis de son temps. Mais tout autant que son oeuvre, c'est la personnalité rayonnante du « Mage de Camaret » qui a fasciné ses contemporains et qui donne aujourd'hui encore à ses textes une saveur inimitable : « Saint-Pol-Roux, écrit Max Jacob, aura été le dernier de ceux pour lesquels la Poésie c'est aussi une vie d'apôtre, de Saint, la grandeur des vues, la sublimité des préoccupations, la bonté, la haute honnêteté. » Et le surréaliste Éluard n'est pas moins élogieux : « Quand nous le lisons, tout tremblants, enchantés et les yeux pleins de larmes devant cette beauté si nouvelle et candide, cette beauté qui sourit irrésistiblement à l'homme et aux quatre éléments, un nom nous vient aux lèvres qui nous fait ses enfants : Saint-Pol-Roux le Divin. » Une grande partie des manuscrits de Saint-Pol-Roux a été détruite par l'occupant nazi. Ces pages, dispersées sur la lande et recueillies par des Camaretois, ont été pieusement conservées par Divine, sa fille. Au fur et à mesure des années, ces textes ont été publiés en 23 volumes par Gérard Macé, Alistair Whyte et Jacques Goorma. Le travail d'édition se poursuit aujourd'hui. Ce petit volume de la collection Ainsi parlait est donc un moyen précieux pour découvrir d'une manière synthétique une oeuvre majeure.
Suarès est l'égal des plus grands écrivains du XXe siècle, mais qui connaît son oeuvre hormis les lettrés ?
Déjà Gide s'étonnait que cette oeuvre, si vaste et si puissante, soit si peu lue : « Nos arrière-neveux s'étonneront du silence que notre époque a su garder ou faire autour de Suarès. » Mais Malraux le proclamait hautement : « Pour nous, au lendemain de la guerre, les trois grands écrivains français, c'étaient Claudel, Gide et Suarès. » L'oeuvre de Suarès, il faut le rappeler, est considérable : plus de 100 ouvrages, d'innombrables articles de revue, une monumentale correspondance avec les plus grands écrivains. Ses carnets inédits, conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, ne comptent pas moins de vingt mille pages.
Suarès, c'est, dès le premier abord, un style étincelant. Son écriture est incisive, dense, élégante, à l'image du latin des meilleurs auteurs ou du français d'un Pascal ou La Rochefoucauld. Musicien dans l'âme, amateur passionné de peinture et d'architecture italienne, il applique à sa prose une même exigence de clarté et d'harmonie.
Mais c'est aussi et surtout une pensée d'une lucidité et d'une liberté incomparables. En cela digne descendant de Montaigne. Face aux tentations totalitaires, il ne transige jamais. Contre les vastes empires, il exalte le rayonnement des petites nations comme Athènes, Florence ou la France.
Suarès ? Une sorte de Zweig français, excellant dans les portraits, les réflexions, les voyages - mais pétri de la lumière et des parfums de la Méditerranée.
En épigraphe de sa préface, Gérard Bocholier cite cette phrase révélatrice de Bernanos : « Qu'importe ma vie ! Je veux seulement qu'elle reste jusqu'au bout fidèle à l'enfant que je fus. » D'instinct Bernanos déteste les postes, les fonctions, les honneurs. Tout cela qui ne peut que nous tromper. Nous ne sommes pas faits pour ça.
Vivre est une aventure, pas une boutique. Avant que l'argent ne prenne le pouvoir en toutes choses, les hommes le savaient bien : « C'étaient des gens qui savaient vivre, et s'ils sentaient un peu fort la pipe ou la prise, ils ne puaient pas la boutique, ils n'avaient pas ces têtes de boutiquiers, de sacristains, d'huissiers, des têtes qui ont l'air d'avoir poussé dans les caves. » Bernanos n'a pas de mots assez durs pour ceux qu'il nomme les « réalistes » ou les « cyniques », tous ceux qui apportent leur consentement ou leur soumission au « conformisme universel, anonyme ».
Bernanos dénonce les ruses de ce type nouveau d'homme égoïste, logicien, hypocrite, ne vivant que pour le profit et la jouissance. D'où aussi, sur le fond, sa rupture avec Maurras, dont l'esprit lui paraît « abso-lument dépourvu, dépouillé, destitué de toute charité ».
Polémiste, Bernanos ? Certes il admirait Bloy et sa plume était vive. Mais il détestait ce terme. Bien plutôt un « combattant de l'Esprit », n'écrivant que pour se justifier « aux yeux de l'enfant » qu'il fut et qui ne veut pas mourir « sans témoigner », qui va « jusqu'au bout du vrai, quels qu'en soient les risques ».
« L'auteur doit être dans son oeuvre comme Dieu dans l'univers, présent partout et visible nulle part. » C'est Flaubert qui écrivait cette phrase, dans une lettre de 1852. Et il est vrai que, dans ses grands textes littéraires, Flaubert a utilisé toutes les ressources de l'art le plus élaboré pour effacer autant qu'il le pouvait ses traces.
On cite toujours le fameux « Madame Bovary, c'est moi ! » , mais Flaubert n'a jamais écrit ni dit cette phrase dans le sens où on la cite. Madame Bovary, voici tout au contraire ce qu'il en écrit : « Ce livre, tout en calcul et en ruses de style, n'est pas de mon sang, [...] c'est de ma part une chose voulue, factice. » Cet « art pour l'art » que Flaubert a théorisé, tout de volonté, d'intelligence et de paradoxes, n'est pas, il faut l'avouer, sans ennuyer parfois. Salammbô laisse à bien des lecteurs intrépides de fâcheux souvenirs...
Mais là où Flaubert ne se cache nullement, là où tout au contraire il explose, il éructe, il jubile - et nous avec lui -, c'est dans cette autre partie de son oeuvre, que bien peu de gens lisent et où pourtant son génie éclate plus que nulle part ailleurs : dans ses lettres, ses notes, ses articles, ses journaux.
Cette partie de son oeuvre, c'est beaucoup plus que l'ensemble des romans : mais comment la lire ?
Par où commencer ? « La vie doit être une éducation incessante ; il faut tout apprendre, depuis parler jusqu'à mourir. » C'est dans cet atelier secret que Flaubert est le plus passionnant, le plus moderne.
C'est là qu'Yves Leclair s'est mis pour nous à l'écoute.
Écrivain, poète, philosophe, Leopardi (1798-1837) est avec Dante le plus grand écrivain italien. Avec l'Allemand Novalis (1772-1801), l'Anglais Keats (1795- 1821) et le Français Nerval (1808-1855), il est un des grands météores du romantisme européen.
Nietzsche voyait en lui «?le plus grand styliste de son siècle?». Pour Elio Germano, interprète du rôle de l'écrivain dans l'admirable film qui lui a été consacré en 2014 par Mario Martone, Leopardi : Il giovane favoloso (« le jeune homme fabuleux », expression empruntée à un poème d'Anna Maria Ortese), « Leopardi est punk, il est grunge. Schopenhauer et Nietzsche se sont formés avec Zibaldone.
L'existentialisme nait de lui aussi. Pour moi c'est un Pasolini de son temps. Détaché et dérangeant. » Mort à 39 ans, Leopardi a laissé une masse de textes considérable et désordonnée. Les fragments ici recueillis dans l'ordre chronologique de leur date de publication renvoient à l'ensemble de ce corpus comprenant les célèbres Canti, le Zibaldone (près de 5000 pages dans l'édition italienne), les essais et l'abondante correspondance du reclus de Recanati.
« Sans la musique, écrivait Nietzsche, la vie serait une erreur, une besogne éreintante, un exil. » Il en est de même pour Leopardi qui écrit en 1820 à un ami le chef d'orchestre Pietro Brighenti : « La musique, est certainement l'une de mes grandes passions, et elle doit l'être pour toutes les âmes capables d'enthousiasme. » Des Canti au Zibaldone, l'univers sonore est partout prédominant dans son oeuvre et fait la marque inoubliable de sa sensibilité.
Après 10 volumes consacrés à des auteurs étrangers, la collection « Ainsi parlait » s'ouvre au domaine français. Et c'est pour marquer le 10 e anniversaire de la mort de Léon Bloy, le 3 novembre 2017. C'est l'écrivain Yves Leclair qui assure le choix et la présentation des 400 fragments, recueillis dans l'immensité de cette oeuvre, si souvent citée et si peu connue tant elle est variée et déconcertante par son caractère direct, intempestif voire polémique.
On sait ce que des écrivains majeurs de la modernité comme Céline, Bernanos ou Ernst Jünger doivent à Léon Bloy. Mais qui ose se lancer dans la lecture de ses terribles romans, de son torrentiel journal, de ses extravagants pamphlets, de ses innombrables lettres ? Bloy est l'ancêtre de tous les indignés, les insoumis, les désespérés. Son écriture est brûlante de ferveur et de colère.
Frère en cela de Péguy dont il habita la maison de Bourg-la-Reine après la mort au front. « Vous me conseillez de m'avilir pour gagner de l'argent, écrit-il. Vive la misère ! » La misère, il l'a eue, mais son oeuvre nous reste, éclatante d'énergie et magnifique de liberté. Lisons-la !
Baudelaire est un cas presque unique dans la littérature française : il est célèbre pour un seul et mince volume de poèmes, Les Fleurs du mal, qui a été éreinté par la presse et condamné par la justice.
Le parfum de scandale qui entourait ce livre s'est depuis longtemps dissipé, il est même devenu un classique des classiques de l'enseignement littéraire, mais il continue de concentrer presque exclusivement l'attention des lecteurs. De Baudelaire, que lit-on d'autre aujourd'hui encore, que peut-on citer d'autre ?
Or l'oeuvre de Baudelaire sont loin de se résumer à aux Fleurs du mal. S'il est, comme on le dit très souvent, « l'inventeur de la modernité », c'est parce qu'il a développé toute une réflexion esthétique et morale qui garde aujourd'hui une grande part de sa validité. En haine de l'esprit bourgeois de son temps, il a élaboré un anticonformisme radical, mélange d'un dandysme à la Byron et d'un immoralisme à la Sade.
Cette part essentielle de son message, ce n'est pas tant dans Les Fleurs du mal qu'il faut la chercher, mais ses innombrables notes en prose : dans les Fusées (1851), dans L'Art romantique (1852), dans Les Paradis artificiels (1860), dans les Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains (1861), Le Spleen de Paris (1869), Mon coeur mis à nu (1864), les Curiosités esthétiques (1868), dans les Journaux intimes (1851- 1862) ou dans les Salons et les Lettres.
Yves Leclair, écrivain éclectique et raffiné, mais aussi grand connaisseur de notre littérature, tente l'approche de cet autre Baudelaire, qui nous est si proche dans son insoumission et ses tourments.
« L'ensemble de mon oeuvre, proclamait Hugo, fera un jour un tout indivisible. Un livre multiple résumant un siècle, voilà ce que je laisserai derrière moi. » De fait, ses oeuvres complètes, publiées chez Jean-Jacques Pauvert, comportent pas moins de 53 volumes !
De Hugo que lit-on aujourd'hui ? Deux romans : Les Misérables, Notre-Dame-de-Paris. Et encore ,le cinéma et la comédie musicale y sont pour beaucoup ! Mais tout le reste de l'oeuvre - la poésie, le théâtre, les essais -, qu'en lit-on, qu'en sait-on réellement ?
Hugo est devenu un mythe : si, aux yeux de tous, pour la culture Shakespeare personnifie l'Angleterre, Dante l'Italie Cervantès l'Espagne, Goethe l'Allemagne, Hugo personnifie la France, et nul autre, pas même Molière ou Voltaire mieux que lui.
D'emblée, n'est-ce pas pour l'accueillir sa dépouille que l'église Sainte-Geneviève a été transformée en Panthéon à la gloire des « Grands Hommes » ? Hugo ne s'identifiait-il pas lui-même aux plus hautes valeurs de la France et de l'Humanité : « Autant qu'il est permis à l'homme de vouloir, je veux détruire la fatalité humaine ; je condamne l'esclavage, je chasse la misère, j'enseigne l'ignorance, je traite la maladie, j'éclaire la nuit, je hais la haine. Voilà ce que je suis, et voilà pourquoi j'ai fait Les Misérables. » Lire Hugo, bien sûr, il a tant à nous apporter aujourd'hui encore ! Mais par où commencer ? Les fragments rassemblés et présentés par Pierre Dhainaut, grand poète et lecteur passionné de Hugo, sont la meilleure introduction et la meilleure récapitulation de cette oeuvre toujours incontournable.
L'oeuvre de Chateaubriand, disciple de Rousseau, est traversée par l'urgence et par la puissance du désir. Se comparant lui-même au « Juif errant qui ne devait plus s'arrêter », il a connu la faim et la misère durant son exil en Angleterre, mais aussi le faste des ambassades lors de sa carrière publique de diplomate. Poète-voyageur, il se nourrit de ce changement perpétuel : « J'étais homme et je n'étais pas homme ; je devenais le nuage, le vent, le bruit. » Car si Chateaubriand voyage tant, de n'est pas par simple curiosité, c'est pour retrouver une unité de sens dans un univers qui se disperse : « Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où j'étais né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. » À la fin de sa vie, il s'interroge : « Ai-je une patrie ? » et si oui, y « ai-je jamais goûté un moment de repos ? » Attentif « au bruit lointain d'une société croulante », il constate sa solitude face aux bouleversements de son temps : « J'ai toujours eu horreur d'obéir et de commander », écrit-il. Il a 76 ans quand, dans sa sublime Vie de Rancé, son dernier ouvrage, il observe : « Je ne suis plus que le temps. » Ce temps, il sait pourtant que, grâce à l'écriture, il n'aura pas été vain : « Pourquoi me plaindrais-je de la rapidité des jours, puisque je vivais dans une heure autant que ceux qui passent des années à vivre ? »