Penseur météorique, auteur d'une hypothèse aussi subversive que scandaleuse, La Boétie est âgé de dix-huit ans lorsqu'il rédige, en 1546, la première version d'un texte que son ami Montaigne intitulera Discours de la servitude volontaire et auquel les calvinistes donneront le titre régicide de Contre Un. L'hypothèse de la « servitude volontaire » n'interroge plus la domination comme une relation duelle verticale, s'exerçant pour ainsi dire de haut en bas, mais comme un « vice monstrueux » procédant du consentement et de la contribution active des dominés à leur servitude.
La bascule du haut en bas, le renversement des perspectives, la révolution « horizontale » de la théorie classique de la domination font de La Boétie un penseur politique pionnier, qui atteint toutes les formes de l'autodomestication, de l'autocontrôle, de l'intimisation de la conscience, de l'hétéronomie de la psyché, avant même que Freud ne les cerne au XXe siècle à partir de la pulsion de mort. Aussi le Discours de la servitude volontaire fait-il résonner un grand nombre des questions politiques qui inquiètent notre contemporanéité. La servitude mise au coeur de la psyché humaine vise, en effet, une complication du désir difficile à penser - nous pourrions vouloir désirer la servitude, nous pourrions vivre la liberté comme une inquiétude majeure et la servitude comme une quiétude apaisante.
Mais au revers de ce vouloir servile, au revers de ce désir saisi par l'angoisse de vivre la pluralité de la vie, c'est-à-dire fasciné par l'identification au nom d'Un, La Boétie ouvre la possibilité jumelle de servir ou de résister : nous pourrions ne pas vouloir désirer la servitude ; le désir s'affranchirait de la servitude sous l'effet de ce nepas- vouloir. Ce ne-pas-vouloir implique toutefois que le désir quitte les liens d'unité (l'Un) pour (re)venir à la vie par l'union, à la relation proprement politique des « tous uns ». Il y a donc à penser une dialectique politique de l'émancipation où la capture du désir par le nom d'Un est défaite peu à peu dans le tissage de relations d'entreconnaissance capables de rendre à la vie politique sa pluralité constitutive.
L'effacement total des références aux circonstances réelles qui ont accompagné la genèse du Discours de la servitude volontaire explique son adaptabilité à des situations historiques très diverses et donne ainsi aujourd'hui un immense retentissement à la question que le Discours pose à chacun de ses lecteurs : « Et toi pourquoi obéis-tu ? »
Philippe Ivernel engage vers 1960 une thèse intitulée Walter Benjamin. Critique en temps de crise. Retrouvé dans ses archives après sa disparition en 2016, ce travail inédit et resté inachevé a donné l'impulsion première à ce recueil de textes qui couvre plus de cinquante années de recherches consacrées au philosophe berlinois. Une double ambition s'y donne à voir dès le départ : faire connaître rigoureusement, y compris dans ses dimensions les plus méconnues, la pensée de l'auteur de Sens unique et montrer comment s'y nouent, à partir des années trente, des relations singulières, complexes et parfois tendues, avec l'oeuvre de Bertolt Brecht grâce à laquelle, au tout début de sa formation, Philippe Ivernel découvrit les écrits de Walter Benjamin.
La question pratique du geste et plus largement du corps, sur scène comme dans la vie, acquiert dès lors, chez Walter Benjamin et dans les interprétations proposées par Philippe Ivernel, une place éminente, de nature foncièrement politique, place rarement soulignée et où s'origine l'espace de l'action, du passage à l'action, que cette dernière renvoie à la figure de l'enfance, souvent convoquée, ou relève plus souterrainement de la sphère de l'utopie, jamais négligée.
D'articles en conférences, de préfaces en synthèses didactiques, à travers fragments et entretiens, Philippe Ivernel déploie ainsi le profil d'un Walter Benjamin critique en temps de crise : un homme non seulement en prise avec les urgences de son temps exposé aux menaces des fascismes, mais un penseur dont chaque mouvement porte à réflexion.
Comme la majorité des cours d'Adorno, la Terminologie philosophique est à lire comme une perspective sur l'oeuvre majeure en préparation depuis la fin des années 1950, à savoir la Dialectique négative. La perspective prise à partir du rapport constitutif de la philosophie à la langue est si inédite et étonnante qu'elle produit véritablement une nouvelle lecture de la Dialectique négative. Ce cours dispensé pendant deux semestres a été conçu par Adorno à la fois comme une introduction à la philosophie et comme une réflexion sur la manière dont les problèmes philosophiques sont indissociables de l'usage et de l'histoire de la langue.
Le Cours d'esthétique fait partie du long et vaste chantier qui aboutira au livre (inachevé) d'Adorno : Théorie esthétique (1969).
Le texte consiste en la transcription de l'enregistrement de 21 cours tenus sur un semestre. C'est un cours au sens emphatique conféré à cette pratique par l'université allemande de cette époque : un lieu qui agence étroitement enseignement et recherche.
Les thèses Sur le concept d'histoire sont le dernier texte auquel a travaillé Walter Benjamin avant sa disparition prématurée en septembre 1940. Bien qu'il n'ait pas été publié du vivant de son auteur - et tout indique que Benjamin était loin de le considérer comme achevé -, ce texte est aujourd'hui communément considéré comme son « testament », à tout le moins comme la quintessence d'une pensée de l'histoire que Benjamin a mûrie pendant plus de deux décennies.
L'édition établie par Gérard Raulet renouvelle profondément la façon dont le texte est présenté au lecteur : à la différence de toutes les publications antérieures, cette nouvelle édition ne donne pas une seule et unique version de référence de Sur le concept d'histoire. Elle présente au contraire, outre le tapuscrit ayant servi de base à la version parue en 1942 et la version française établie par Benjamin lui-même, quatre versions supplémentaires publiées chacune dans son intégralité, à commencer par le manuscrit offert à Hannah Arendt par Benjamin lui-même, ainsi que son « Exemplaire de travail ».
Les variations entre ces différentes versions permettent de suivre pas à pas les différentes phases de la rédaction, les hésitations de l'auteur, ou à l'inverse l'affermissement de sa réflexion. Sur le concept d'histoire est ainsi rendu à son statut de work in progress, sans pour autant rien perdre de sa force. Au contraire, la publication sur le même plan des différentes versions invite à multiplier les lectures, et cette nouvelle édition donnera certainement matière à de nouvelles interprétations.
Aux différentes versions des Thèses l'édition ajoute les fragments et brouillons préparatoires, dont certains sont publiés pour la première fois. Gérard Raulet retrace dans le détail la genèse et le destin de ces différents textes, au cours de leur rédaction et au fil de leurs publications successives. L'édition fournit enfin un ensemble très riche de « Documents » qui éclairent les tensions suscitées par ce texte qui n'a cessé de diviser et d'opposer les amis de Benjamin, qu'il s'agisse d'Adorno et Horkheimer, de Scholem ou encore de Hannah Arendt.
La situation d'exclusion des « gens du voyage » en France aujourd'hui s'inscrit-elle dans la continuité des persécutions subies par les « Nomades » pendant la Seconde Guerre mondiale ? L'ethnologue Lise Foisneau a fait de cette question le point de départ d'une enquête historique inédite.
Avec l'aide de Valentin Merlin, elle a recueilli la parole des derniers témoins et exploré de nombreux fonds d'archives pour tenter de comprendre pourquoi des gouvernements que tout opposait ont poursuivi une même politique de répression des « Nomades » entre 1939 et 1946. Au prétexte de la mise en oeuvre d'un état d'exception, la IIIe République en guerre prit des mesures drastiques à l'encontre des « Nomades », qui se retrouvèrent soit assignés à résidence soit rassemblés dans des lieux spécifiques que l'occupant allemand et le régime de Vichy transformèrent rapidement en des camps. Cette politique fut rendue possible par l'adoption préalable, en 1912, de la catégorie administrative de « Nomade » dans laquelle furent regroupés des Roms, des Manouches, des Sinti, des Gitans, des Yéniches et des Voyageurs. L'arsenal législatif élaboré entre 1940 et 1944 continua d'être appliqué par le Gouvernement provisoire de la République française jusqu'en juillet 1946. Il n'y eut pas de Libération pour les « Nomades ».
Par sa méthode qui associe histoire, ethnographie et participation active des témoins à la recherche, ce livre renouvelle en profondeur une historiographie restée très lacunaire soixante-quinze ans après les faits. Il montre aussi comment l'immobilisation forcée des collectifs romani et voyageurs pendant la Seconde Guerre mondiale se mua en résistance : opposition à la législation anti-nomade et lutte partagée avec l'armée des ombres.
Cette étude pionnière est tissée de micro-récits qui déploient de multiples effets de savoir. Le croisement de la mémoire et des archives permet de restituer avec précision des pans entiers de l'histoire nationale jusqu'ici scellés.
Les querelles philosophiques des années 1960 sur les places et fonctions respectives de l'histoire, de l'anthropologie, des sciences dites humaines, et de la philosophie, ont installé la Révolution française au coeur de leurs débats, le plus fameux d'entre eux ayant opposé Jean Paul Sartre et Claude Lévi-Strauss. Sartre avait fait de la Révolution française l'un des objets phares de la Critique de la raison dialectique, notamment à travers le concept d'événement.
Claude Levi-Strauss, quant à lui, reproche de vouloir racheter l'illusion transcendantale de la liberté par le collectif et finalement de ne fabriquer qu'une histoire mythique, utile mais loin de la préoccupation scientifique.
Il invite à un décentrement de notre conception de l'histoire occidentale. C'est dans le sillage de ce débat que Michel Foucault a promu contre Sartre une certaine conception scientifique du savoir sur l'homme qui ne prétendait plus comme tel agir sur le monde, mais décrire ses conditions de possibilité.
Cependant la question d'une Révolution française matrice du totalitarisme ne peut trouver son éclairage dans ce débat.
Il faut comprendre que la critique du totalitarisme n'y prend pas sa source, mais que se rejoue au contraire, dans les débats contemporains, la question posée par Sade sur la cruauté et la mort donnée. Pour parler à la manière de Lacan, il faut repenser une éthique de l'histoire de la Révolution française.
Au siècle dernier, Theodor Adorno (1903-1969) s'impose comme l'un des rares penseurs à oser prendre parti en faveur de l'art moderne et des avant-gardes. Sans attendre prudemment la consécration que le temps finit parfois par accorder à des oeuvres résolument nouvelles, le philosophe s'engage, dès 1923, dans les controverses artistiques, notamment musicales et littéraires, de l'entre-deux-guerres. C'est ainsi qu'il défend âprement contre ses détracteurs la nouvelle musique classique et les compositeurs Alban Berg, Arnold Schönberg et Anton von Webern. Il se fait l'avocat de James Joyce, de Paul Celan, de Samuel Beckett à qui il dédie la Théorie esthétique.
Peu avant sa mort, en 1969, Adorno comprend, toutefois, que sa théorie de la modernité est confrontée au déclin de l'art moderne, à l'apparition de la postmodernité, au triomphe du kitsch et à la suprématie de l'industrie culturelle. Il craint que l'art lui-même ne survive dans la société actuelle que sous la forme d'une culture docile, entièrement soumise aux impératifs de la rentabilisation marchande. Tel est bien, quarante ans après la mort du philosophe, le défi majeur que doit relever une création artistique préoccupée par la sauvegarde de son autonomie et soucieuse de se définir encore comme espace de liberté.
- Marc Jimenez
Forme qui doit permettre de saisir " la vie sur le vif ", le documentaire, promesse de " vérité " répondant au sentiment général que l'heure est grave, semble aujourd'hui à la mode.
La dernière série des palmes de cannes est à cet égard symptomatique. on a aussi vu éclore à la télévision les " reality shows ", les feuilletons dits documentaires et la vague des " docu-fictions ". attisant, sous ses différents avatars, la curiosité du public, le documentaire (ou supposé tel) en vient même à se produire là où on l'attendait le moins : au théâtre. cet attrait serait-il lié au goût voyeuriste pour le sensationnel ou à l'avantage que présentent des coûts de fabrication moins élevés que ceux de la fiction? certes non.
De grands cinéastes continuent d'inventer de puissants métissages entre documentaire et fiction, qui savent nous révéler nos façons de voir et de croire, et éclairer le monde où nous évoluons. leurs inventions cinématographiques nous permettent de mieux distinguer les puissances respectives des deux genres, d'apprécier leur mélange bien compris, et de nous méfier des tours de passe-passe.
À travers l'apparition de communes, de comités, de conseils ou d'assemblées révolutionnaires, le tournant du XIXe et du XXe siècle charrie des expériences démocratiques qui, au-delà de leur importance pour le mouvement ouvrier, élaborent des composantes de la théorie démocratique moderne aussi riches que sous-évaluées. En se positionnant en extériorité vis-à-vis de l'Etat, ces expériences politiques participent d'une définition moderne de la démocratie radicale, envisagée comme autogouvernement ou démocratie par en bas.
La démocratie des conseils invente un certain nombre de principes qui, par l'accroissement de la dimension horizontale et la limitation de la dimension verticale de la démocratie, font sens vers la déprofessionnalisation de l'activité politique. En articulant de manière originale les tâches de destruction des rapports de domination et de construction de rapports sociaux nouveaux, la démocratie des conseils réarticule la temporalité de transformation sociale, témoignant du fragile équilibre que représente l'horizon démocratique.
Bien qu'occulté par la tradition socialiste, le courant conseilliste issu de cette période élabore une pensée originale, qui reste d'une grande actualité pour qui s'intéresse aujourd'hui aux nouvelles formes de transformation sociale et démocratique.
Les deux volumes rassemblent 72 articles écrits entre 1973 et 2003. L'article « La Grèce hors d'elle », qui donne son titre à l'ensemble des deux recueils, se veut une perspective de lecture sur la méthode par laquelle Nicole Loraux n'a pas cessé, selon ses propres mots, de « trouver dans la Grèce (et en abondance) de quoi la faire sortir d'elle-même » afin que « les Grecs redeviennent autres ». Cette altérité, cet ailleurs dont Nicole Loraux jugeait la Grèce porteuse, a suscité un considérable travail d'investigation qui s'est déployé principalement sous forme d'articles. Il n'est pas anodin de relever que la plus grande partie des livres publiés pendant cette période sont des recueils de textes réunis et composés autour d'un thème (le mythe d'autochtonie, le féminin, la variété civile de la guerre, la stasis et sa mémoire). Aussi peut-on lire ces deux volumes à la fois comme une écriture continue, lisible sur le même plan que celle des livres, et, tout à tour, comme un effet d'après-coup des livres, une esquisse préparatoire, un complément, des paralipomena, une reprise, un bilan - toutes ces lignes de faîte et toutes ces lignes de fuite dessinant ensemble la vaste cartographie de la réflexion de Nicole Loraux.
On retrouvera non seulement des éléments importants de son étude fondamentale sur l'idéologie et l'imaginaire civique qui ont donné son assise à la cité démocratique athénienne, mais également des analyses récurrentes du féminin, de la différence des sexes rapportée à la différence sociale des rôles, une attention constante pour le rapport de la mort avec la valeur civique, un intérêt de rigueur passionnée pour la tragédie et le rôle antipolitique ou subversif qu'y tiennent les femmes et, enfin, un relevé, non sans résonance avec la contemporanéité, de toutes les violences qui n'arrivent à la page écrite qu'à travers la mention d'une absence ou d'un silence. Autant dire que dans le va-et-vient par lequel Nicole Loraux fait s'éloigner de nous les Grecs pour revenir vers nous et nous rendre étrangers à nous-mêmes, « nous n'en avons pas fini avec
Le titre peut s'entendre comme l'expression d'un paradoxe puisque l'ouvrage met en relation les deux aspects de la révolution surréaliste : elle semble s'éloigner dans le passé au fur et à mesure que le surréalisme s'installe dans le monde de l'art, mais elle redevient le but à atteindre dès lors que l'on s'interroge sur ce qu'il est advenu dans ce domaine.
D'une part, l'auteur interroge la naissance du mouvement fondée sur une critique radicale de tout ce qui imprimait alors sa marque dans le domaine littéraire et artistique : les critères de réussite et d'expression du milieu, et un rapport au passé enraciné dans toute une tradition poétique complètement compassée, encore imprégnée des valeurs d'un ordre moral qui paraît inébranlable. Manifestes, proclamations, gestes de refus font apparaître dans les milieux intellectuels une éthique du comportement révolutionnaire qui n'a nul besoin de critères d'analyse politique pour affirmer cet esprit de révolte absolue. C'est ce climat qui entoure la naissance du mouvement et de la revue de la fondation, La Révolution surréaliste. Sur le plan social, il s'inscrit dans la montée d'un mouvement révolutionnaire qui ne connaît pas encore les arguties et les mises en coupe réglée que le stalinisme ne tardera pas à imposer au milieu des intellectuels radicaux. Le problème du rapport entre changer la vie et transformer le monde ne se pose pas alors à la Révolution surréaliste, car il n'a aucun sens pour elle.
La première partie de l'ouvrage s'applique à mettre en valeur cette « révolution ».
D'autre part, l'auteur souligne les apories et les contradictions que doit affronter la révolution surréaliste au fur et à mesure qu'elle s'affirme, et que Breton assume avec ce qui sera le corps de son génie, traversé par cette tension insoluble. Son pouvoir de création poétique et artistique fait entrer le mouvement dans cette zone de contradictions et de dénégations dont il ne sortira, grâce à son intelligence, que par le haut : la reconnaissance de sa puissance novatrice et des vertus de l'esprit subversif, paradigme décisif quant au renouvellement des codes de création. Le surréalisme est alors au service de la révolution, et il entre dans cette constellation politique où le PCF impose ses vues réactionnaires. La lutte contre cette régression amène, en réaction, une lente rétractation artistique qui va séparer de gré ou de force les deux parties du surréalisme.
C'est à travers une double expérience personnelle que l'auteur nous fait littéralement revivre les contradictions et les tensions de cette histoire unique, qui dépasse de loin les variations de l'avant-garde. Il nous donne à voir ce chemin de la révolution surréaliste comme une injonction qui s'adresse au milieu artistique moderne, et fait revivre les principes de la révolution surréaliste dans une nouvelle perspective. Il montre comment au terme de ce processus d'intégration se produit un renversement que l'on pourrait dire dialectique : le refus du début se retourne contre ce qu'il est advenu de la promesse initiale et devient le nouvel objectif à atteindre, une utopie qui s'est enrichie de toute l'expérience passée.
Ce livre nous offre une perspective nouvelle, à mille lieues de l'hagiographie obtuse et d'une critique sans contenu, qui ne fait aucun cas des tensions contradictoires de cette histoire. L'auteur a ajouté une préface en rétrospective pour montrer que les idées défendues n'ont fait que se vérifier à la lumière de l'actualité. Il nous rend sensible l'esprit de la révolution surréaliste, quand il raconte sa rencontre avec Breton qui répond à une lettre passionnée et l'invite à faire partie du groupe.
La réédition de Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle, l'oeuvre essentielle de Maximilien Rubel, a lieu vingt ans après sa mort, et près de soixante ans après sa parution. Et malgré le temps, cet ouvrage, qui fut un événement politique autant qu'intellectuel à sa parution, n'a rien perdu de sa force. Dans cet Essai, Maximilien Rubel s'est s'efforcé de retracer minutieusement le cheminement intellectuel de Karl Marx, de reconstituer sa pensée sociologique et éthique, dont les éléments sont épars dans les oeuvres les plus diverses en genre et les plus inégales en importance.
En 1954, Maximilien Rubel a soutenu à la Sorbonne la thèse paradoxale de la genèse du marxisme comme courant de pensée à l'échelle mondiale, en l'absence d'une édition critique intégrale de l'oeuvre de Marx. Près de quarante ans après la révolution « marxiste » de 1917, il n'existait nulle part une édition historico-critique des oeuvres de « fondateurs », constatation aussi étonnante qu'inquiétante puisqu'en 1954 un tiers de la planète se composait de régimes qui, à l'exemple de l'URSS prise pour modèle, avaient réussi à se substituer à des régimes dits bourgeois et à se doter de constitutions à finalité communiste. Et ce communisme idéologique s'inspirait ouvertement d'une doctrine, le « marxisme », pris pour synonyme de « socialisme scientifique ».
Il ne s'agissait donc pas de commenter telles ou telles thèses vulgarisées, mais de les replacer dans un ensemble intellectuel, en sorte que l'oeuvre éclaire, à la lumière de la pensée marxienne, le sens de l'interprétation idéologique et de l'utilisation politique auxquelles se sont livrés les champions d'un insaisissable « marxisme », qu'il soit orthodoxe ou hérétique.
Que Rubel puisse avoir raison aujourd'hui, c'est grâce au fait d'avoir eu raison hier !
Maintenant que la chute de l'URSS a rendu sa liberté à l'oeuvre de Marx, on pouvait penser qu'une biographie intellectuelle écrite en 1954 serait demeurée prisonnière de son temps et ne ferait plus de Marx notre interlocuteur. C'est le contraire qui se produit.
Dans la mesure où le travail de Rubel s'est élaboré à partir d'une critique du marxisme, cet Essai nous apporte en quelque sorte la démonstration, sur le plan de la pratique, de la pertinence des éléments théoriques réunis par Maximilien Rubel : il montrer comment la pensée de Marx trouvait sa vérité dans une analyse critique du capitalisme qui s'appliquait à la bourgeoisie comme à la bureaucratie d'un capitalisme d'Etat qui se réclamait du marxisme.
Rééditer l'oeuvre de Maximilien Rubel, c'est redonner à Marx sa place dans la pensée actuelle, mais aussi dans l'histoire politique et sociale du mouvement ouvrier et révolutionnaire ; et montrer que toute la littérature produite dans cette constellation marxiste s'inscrit à l'envers de l'enseignement marxien, et que telle a été sa véritable fonction idéologique. Cette biographie est donc d'une certaine manière une leçon d'histoire qui rend à leur vérité des événements qui hier trouvaient leur explication dans l'historiographie établie par le marxisme-léninisme. La vision rétroactive qui s'établit redonne Marx à la pensée marxienne alors qu'il ne semblait être né que pour être marxiste, hier, aujourd'hui et demain, en dépit de son peu de goût pour les sacres onomastiques.
La préface de Louis Janover, qui fut son plus proche collaborateur, restitue l'importance de l'Essai en s'interrogeant sur le sens et le sort de la critique qui fut celle de Rubel en son temps ; et en montrant que si le terme « marxien » remplace partout celui de « marxiste », cette substitution ne s'accompagne d'aucune analyse sur ce qu'a signifié la référence au « marxisme » pour la légitimation d'un système d'oppression en parfaite opposition avec la pensée d'émancipation de Marx.
L'auteur de ce Journal, sans doute « le seul à avoir été tenu en Russie durant ces années mémorables (1920-1922) », n'est ni un réactionnaire, ni un conservateur, ni un libéral, mais un révolutionnaire communiste anarchiste, un enthousiaste de la Révolution. Comme il l'écrit, Octobre 1917 a été pour lui le plus grand événement de sa vie, le moment inouï où toutes ses aspirations à l'émancipation humaine étaient soudain susceptibles de s'accomplir, d'être enfin satisfaites. D'où la question : comment, par quelles voies un enthousiaste de la révolution de 1917 a-t-il pu écrire un livre qui a pour titre : Le Mythe bolchevik, et pour visée une démystification informée et impitoyable de cet événement qui a constitué jusqu'en 1989 un des piliers de notre monde, de notre horizon historique ? C'est qu'en dépit de son enthousiasme pour Octobre, Alexandre Berkman n'accepta pas davantage une soumission sans réserve au bolchevisme. Il choisit le rôle de collaborateur et d'observateur critique qui, au fil des mois et des événements, se transforma peu à peu en une position plus en retrait, celle d'un guetteur averti, inquiet, soucieux de percevoir le ou les moments où l'événement révolutionnaire s'exposait à basculer soudain en son contraire, quand une forme d'opposition à la révolution naît de l'intérieur de la Révolution (Karl Korsch).
Gustave Lefrançais livre un témoignage et une réflexion engagés, parfois jusque dans la critique, de la Commune, dont il a été le spectateur mais aussi l'acteur immédiat. Ce dernier considère que la Commune a donné une postérité décisive au legs de la Révolution de 1789 - 92 en interrogeant la nature de ce que peut être une véritable révolution sociale, et surtout en conférant à la révolution sociale sa forme la plus adéquate : le communalisme.
Le communalisme associe le principe de l'autogouvernement au principe de l'organisation fédérative des divers foyers d'initiative (éducation, logement, travail, etc.). Il donne sens et effectivité à la « démocratie véritable », à la « souveraineté collective », à la « législation directe ».
Ce livre constitue une perspective historique (celle de la minorité) sur cet épisode révolutionnaire et il est, selon les mots de Bernard Noël, un véritable « traité idéologique ».
Pour Arnould, comme pour Lefrançais, membres tous deux de la « minorité » socialiste, non jacobine, non blanquiste, la Commune a trouvé « la formule exacte de la souveraineté populaire » en substituant le principe de la fédération, de l'union libre de collectivités autonomes, à tout centralisme politique. La formule inédite de la souveraineté par l'union, redoublée par l'anonymat de l'auto-gouvernement, accomplit les grandes idées du socialisme utopique. Mais cet accomplissement est vite contrarié par la situation de guerre étrangère et civile. Aussi la Commune se trouve-t-elle soumise à une tension contradictoire entre le socialisme utopique et le pragmatisme jacobin. Soumise à cet antagonisme, lui-même aggravé par la guerre, il faut à la Commune devenir efficace dans l'urgence ou abandonner le gouvernement à un Comité de salut public.
Notre rapport à Machiavel est obscurci par la manière dont il a lui-même ouvertement ou publiquement exposé son enseignement. Parce que nous sommes " machiavélisés ", nous ne pouvons plus prendre la mesure de son étrangeté. Pris ou compris dans le mouvement de la Modernité dont il est le fondateur, nous ne pouvons plus concevoir qu'il puisse s'instaurer un rapport vivant, fascination ou hostilité, entre lui et nous. Strauss ne lit pas Machiavel à la lumière de ce qu'il a permis de fonder - la Modernité - mais à la lumière de ce qu'il a récusé - la Tradition classique.
Ce n'est pas là nécessairement privilégier comme critère d'interprétation le passé par rapport au futur, mais éclairer ce que Machiavel dissimule : son affrontement avec la philosophie classique. Il dissimule ce conflit par ce qui paraît y mettre un terme. Figure énigmatique, ainsi le fait réapparaître l'interprétation straussienne : car si Machiavel est le premier à porter l'assaut contre la cité classique - première vague de la Modernité selon Strauss -, ne nous engage-t-il pas par ailleurs à renouer conversation avec les Anciens et, en suivant la trace de l'antique vertu, à inventer la gloire moderne ?
Créateur de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek de Hambourg dont l'actuel Warburg Institute de l'université de Londres affirme être la continuation, Aby Warburg (1866-1929) est demeuré en France une figure aussi légendaire qu'inconnue.
Les Gesammelte Schriften dont il est l'auteur sont cependant des textes de référence faisant autorité auprès de nombreux chercheurs qui s'intéressent aux débuts de la Renaissance à Florence, à l'Allemagne du temps de la Réforme luthérienne. Warburg contribue au renouvellement du concept de Renaissance stylistique par le problème qu'il fait sien, l'étude des stéréotypes formels empruntés à l'antiquité classique, qui servent à exprimer le mouvement et la passion.
Il s'intéresse en effet non point aux principes d'engendrement et aux règles de construction d'un espace géométrique ou perspectif, mais aux règles de la représentation d'un espace intérieur rendu visible sur l'écran plastique à deux dimensions par des procédés beaucoup plus mystérieux. Cependant le principe méthodologique auquel il se conforme lui interdit de dissocier l'étude des formes et celles des fonctions, l'étude de l'oeuvre de celle de ses usages sociaux et du monde de l'art dans lequel elle a été créée.
D'où une conception interdisciplinaire de l'histoire de l'art.
L'oeuvre de Walter Benjamin est un audacieux projet d'histoire, d'art et de pensée.
En tant que tout formant un seul et même fonds, se composant d'innombrables archives: elles rassemblent images, textes et signes que l'on peut voir et comprendre, mais aussi expériences, idées et espoirs que l'auteur a consignés et analysés. C'est avec l'ethos d'un archiviste que Benjamin a posé les bases du sauvetage de son fonds posthume. Les techniques archivistiques ont marqué de leur empreinte le processus de l'écriture, Benjamin exerçant celles-ci avec passion: systématiser, reproduire, classer sous des sigles, extraire et transférer.
Treize archives sont visitées ici: manuscrits à la présentation très travaillée; schémas et signets colorés pour l'organisation du savoir; photographies d'un appartement meublé seigneurial, des passages et de jouets russes; cartes postales imagées de Toscane et des Baléares; registres, fichiers et catalogues tenus avec un soin obstiné; carnets de notes où chaque centimètre carré est utilisé; une collection de mots et locutions du fils en son jeune âge; des énigmes et de mystérieuses Sibylles.
Le tout formant réseau d'une subtile manière. Les archives de Walter Benjamin sont fort complexes et très personnelles, parfois irrationnelles et marginales, et pourtant elles mènent au centre de son oeuvre. Elles tracent un portrait de l'auteur émergeant de ses archives.
A quoi sert le journalisme en démocratie ? Que veut dire voir et faire voir le monde au présent ? Quel est le sens politique d'une telle activité ? Existe-t-il un journalisme « idéal », à l'aune duquel juger le journalisme « réel » ? Sur quelle base le critiquer, et pour lui indiquer quels chemins aujourd'hui ?
Dans cet essai stimulant, le premier à soumettre le journalisme à un questionnement philosophique, Géraldine Muhlmann montre qu'une double tâche est assignée au journalisme : faire vivre du conflit et tisser du commun au sein de la communauté politique. C'est finalement l'énigme de la démocratie qu'elle explore :
La coexistence de deux scènes, celle des actions et celle des représentants, la seconde offrant une issue symbolique aux conflits qui agitent la première.
La Généalogie d'une révolte se lit comme une reconquête de l'histoire à la fois politique et artistique du surréalisme et comme une démonstration de la puissance d'inactualité de cette histoire.
Aucun étonnement à voir finalement cette reconquête s'achever dans le portrait magnifique de Jacques Vaché devenu le protagoniste désespéré de la résistance à toutes les réductions culturelles du surréalisme. Manière sans doute pour Louis Janover de rendre toujours plus lisible l'écart qui s'est creusé entre la révolution surréaliste et le surréalisme artistique, et de faire de cette lisibilité le motif politique ou éthique d'une vigilance, sinon d'un réveil des consciences.
Théâtre, cirque, danse et opéra n'ont cessé à travers le temps de (mé)tisser leurs relations.
L'auteur fait ici le point sur les perspectives ouvertes aujourd'hui par ces rencontres et s'interroge, à l'aide de quelques notions clés, sur les processus par lesquels scène et salle se démarquent du quotidien, s'inventent ensemble, s'énoncent, dans le moment de la représentation. Chemin faisant, il aborde le jeu du comédien, la mise en scène, le plaisir du spectateur, la place, les formes et les stratégies du spectacle vivant dans une société en mutation.
Grâce à différentes approches - analyses d'exemples, construction de systèmes d'explication, survol historique et relecture des positions dramaturgiques, examen des démarches critique et pédagogique, questionnaires du spectateur-, ce livre permet de saisir les enjeux actuels du spectacle vivant.