Le Discours de la servitude volontaire est le titre que Montaigne a donné au livre de son ami. Contr'un eût sans doute été le titre le plus pertinent car La Boétie interroge, selon un mouvement d'analyse inconnu jusqu'alors, les diverses formes de l'union politique à partir du désir et de l'investissement dangereux du désir dans l'unité, dans l'identification au nom d'Un. Il touche ainsi au noeud de la subjectivité linguistique et de la psychè. Le problème de l'articulation du désir dans les mots prend une dimension politique. L'analyse de cette articulation introduit à un art d'écrire, qui chiffre et crypte l'écriture inédite dans laquelle s'ouvre le passage du psychique au politique.
Une écriture dans l'écriture, une possibilité jumelle de servir ou de résister se livrent éclairées entre l'implicite et l'explicite. L'incandescente fulgurance du Discours de la servitude volontaire tient donc à sa texture même : ses mots indiquent le point de fascination pour le nom d'Un, où le langage articulé se perd dans le déni de son articulation nonidentificatoire ; mais ses mots indiquent aussi une récursion possible du temps de la fascination pour le nom d'Un dont se produit la servitude.
Ecriture et contre-écriture suscitent un art de lire dont l'oeil se doit d'être syllabique, plutôt que synoptique, comme un mouvement qui plierait le langage sur lui-même et le ponctuerait de dissimilitudes.
Penseur météorique, auteur d'une hypothèse aussi subversive que scandaleuse, La Boétie est âgé de dix-huit ans lorsqu'il rédige, en 1546, la première version d'un texte que son ami Montaigne intitulera Discours de la servitude volontaire et auquel les calvinistes donneront le titre régicide de Contre Un. L'hypothèse de la « servitude volontaire » n'interroge plus la domination comme une relation duelle verticale, s'exerçant pour ainsi dire de haut en bas, mais comme un « vice monstrueux » procédant du consentement et de la contribution active des dominés à leur servitude.
La bascule du haut en bas, le renversement des perspectives, la révolution « horizontale » de la théorie classique de la domination font de La Boétie un penseur politique pionnier, qui atteint toutes les formes de l'autodomestication, de l'autocontrôle, de l'intimisation de la conscience, de l'hétéronomie de la psyché, avant même que Freud ne les cerne au XXe siècle à partir de la pulsion de mort. Aussi le Discours de la servitude volontaire fait-il résonner un grand nombre des questions politiques qui inquiètent notre contemporanéité. La servitude mise au coeur de la psyché humaine vise, en effet, une complication du désir difficile à penser - nous pourrions vouloir désirer la servitude, nous pourrions vivre la liberté comme une inquiétude majeure et la servitude comme une quiétude apaisante.
Mais au revers de ce vouloir servile, au revers de ce désir saisi par l'angoisse de vivre la pluralité de la vie, c'est-à-dire fasciné par l'identification au nom d'Un, La Boétie ouvre la possibilité jumelle de servir ou de résister : nous pourrions ne pas vouloir désirer la servitude ; le désir s'affranchirait de la servitude sous l'effet de ce nepas- vouloir. Ce ne-pas-vouloir implique toutefois que le désir quitte les liens d'unité (l'Un) pour (re)venir à la vie par l'union, à la relation proprement politique des « tous uns ». Il y a donc à penser une dialectique politique de l'émancipation où la capture du désir par le nom d'Un est défaite peu à peu dans le tissage de relations d'entreconnaissance capables de rendre à la vie politique sa pluralité constitutive.
L'effacement total des références aux circonstances réelles qui ont accompagné la genèse du Discours de la servitude volontaire explique son adaptabilité à des situations historiques très diverses et donne ainsi aujourd'hui un immense retentissement à la question que le Discours pose à chacun de ses lecteurs : « Et toi pourquoi obéis-tu ? »
Dans ces entretiens enregistrés pour France Culture de 1991 à 1996 à l'Infirmerie Spéciale de la Préfecture de Police puis à l'hôpital Sainte-Anne, Marcel Czermak, psychiatre psychanalyste, et Jean Daive, écrivain, radiographient ensemble, chacun dans son registre de parole - analytique pour l'un, phonétique pour l'autre -, un nouveau « malaise dans la civilisation », tel que le donnent à interpréter les pathologies psychiques auxquelles Marcel Czermak est confronté aux urgences psychiatriques : disparition, délire de négation, égarement, phobie, traumatisme, deuil, mélancolie, psychose... Les patients sont parfois présents dans la pièce, et leurs voix donnent relief à ce que Fitzgerald nommait « la fêlure » (The Crack up), ces coups qui viennent du dedans et « qu'on ne sent que lorsqu'il est trop tard pour y faire quoi que ce soit ».
Écouter, soigner en écoutant, entendre les bouches qui ne parlent pas ou qui parlent sans s'ouvrir est le travail de Marcel Czermak. La clinique et la pratique de la cure lui permettent de faire apparaître les structures individuelles et transindividuelles à partir desquelles se lève un diagnostic sombre sur notre temps.
Philippe Ivernel engage vers 1960 une thèse intitulée Walter Benjamin. Critique en temps de crise. Retrouvé dans ses archives après sa disparition en 2016, ce travail inédit et resté inachevé a donné l'impulsion première à ce recueil de textes qui couvre plus de cinquante années de recherches consacrées au philosophe berlinois. Une double ambition s'y donne à voir dès le départ : faire connaître rigoureusement, y compris dans ses dimensions les plus méconnues, la pensée de l'auteur de Sens unique et montrer comment s'y nouent, à partir des années trente, des relations singulières, complexes et parfois tendues, avec l'oeuvre de Bertolt Brecht grâce à laquelle, au tout début de sa formation, Philippe Ivernel découvrit les écrits de Walter Benjamin.
La question pratique du geste et plus largement du corps, sur scène comme dans la vie, acquiert dès lors, chez Walter Benjamin et dans les interprétations proposées par Philippe Ivernel, une place éminente, de nature foncièrement politique, place rarement soulignée et où s'origine l'espace de l'action, du passage à l'action, que cette dernière renvoie à la figure de l'enfance, souvent convoquée, ou relève plus souterrainement de la sphère de l'utopie, jamais négligée.
D'articles en conférences, de préfaces en synthèses didactiques, à travers fragments et entretiens, Philippe Ivernel déploie ainsi le profil d'un Walter Benjamin critique en temps de crise : un homme non seulement en prise avec les urgences de son temps exposé aux menaces des fascismes, mais un penseur dont chaque mouvement porte à réflexion.
Comme la majorité des cours d'Adorno, la Terminologie philosophique est à lire comme une perspective sur l'oeuvre majeure en préparation depuis la fin des années 1950, à savoir la Dialectique négative. La perspective prise à partir du rapport constitutif de la philosophie à la langue est si inédite et étonnante qu'elle produit véritablement une nouvelle lecture de la Dialectique négative. Ce cours dispensé pendant deux semestres a été conçu par Adorno à la fois comme une introduction à la philosophie et comme une réflexion sur la manière dont les problèmes philosophiques sont indissociables de l'usage et de l'histoire de la langue.
Le Cours d'esthétique fait partie du long et vaste chantier qui aboutira au livre (inachevé) d'Adorno : Théorie esthétique (1969).
Le texte consiste en la transcription de l'enregistrement de 21 cours tenus sur un semestre. C'est un cours au sens emphatique conféré à cette pratique par l'université allemande de cette époque : un lieu qui agence étroitement enseignement et recherche.
La situation d'exclusion des « gens du voyage » en France aujourd'hui s'inscrit-elle dans la continuité des persécutions subies par les « Nomades » pendant la Seconde Guerre mondiale ? L'ethnologue Lise Foisneau a fait de cette question le point de départ d'une enquête historique inédite.
Avec l'aide de Valentin Merlin, elle a recueilli la parole des derniers témoins et exploré de nombreux fonds d'archives pour tenter de comprendre pourquoi des gouvernements que tout opposait ont poursuivi une même politique de répression des « Nomades » entre 1939 et 1946. Au prétexte de la mise en oeuvre d'un état d'exception, la IIIe République en guerre prit des mesures drastiques à l'encontre des « Nomades », qui se retrouvèrent soit assignés à résidence soit rassemblés dans des lieux spécifiques que l'occupant allemand et le régime de Vichy transformèrent rapidement en des camps. Cette politique fut rendue possible par l'adoption préalable, en 1912, de la catégorie administrative de « Nomade » dans laquelle furent regroupés des Roms, des Manouches, des Sinti, des Gitans, des Yéniches et des Voyageurs. L'arsenal législatif élaboré entre 1940 et 1944 continua d'être appliqué par le Gouvernement provisoire de la République française jusqu'en juillet 1946. Il n'y eut pas de Libération pour les « Nomades ».
Par sa méthode qui associe histoire, ethnographie et participation active des témoins à la recherche, ce livre renouvelle en profondeur une historiographie restée très lacunaire soixante-quinze ans après les faits. Il montre aussi comment l'immobilisation forcée des collectifs romani et voyageurs pendant la Seconde Guerre mondiale se mua en résistance : opposition à la législation anti-nomade et lutte partagée avec l'armée des ombres.
Cette étude pionnière est tissée de micro-récits qui déploient de multiples effets de savoir. Le croisement de la mémoire et des archives permet de restituer avec précision des pans entiers de l'histoire nationale jusqu'ici scellés.
Les querelles philosophiques des années 1960 sur les places et fonctions respectives de l'histoire, de l'anthropologie, des sciences dites humaines, et de la philosophie, ont installé la Révolution française au coeur de leurs débats, le plus fameux d'entre eux ayant opposé Jean Paul Sartre et Claude Lévi-Strauss. Sartre avait fait de la Révolution française l'un des objets phares de la Critique de la raison dialectique, notamment à travers le concept d'événement.
Claude Levi-Strauss, quant à lui, reproche de vouloir racheter l'illusion transcendantale de la liberté par le collectif et finalement de ne fabriquer qu'une histoire mythique, utile mais loin de la préoccupation scientifique.
Il invite à un décentrement de notre conception de l'histoire occidentale. C'est dans le sillage de ce débat que Michel Foucault a promu contre Sartre une certaine conception scientifique du savoir sur l'homme qui ne prétendait plus comme tel agir sur le monde, mais décrire ses conditions de possibilité.
Cependant la question d'une Révolution française matrice du totalitarisme ne peut trouver son éclairage dans ce débat.
Il faut comprendre que la critique du totalitarisme n'y prend pas sa source, mais que se rejoue au contraire, dans les débats contemporains, la question posée par Sade sur la cruauté et la mort donnée. Pour parler à la manière de Lacan, il faut repenser une éthique de l'histoire de la Révolution française.
Gustave Lefrançais livre un témoignage et une réflexion engagés, parfois jusque dans la critique, de la Commune, dont il a été le spectateur mais aussi l'acteur immédiat. Ce dernier considère que la Commune a donné une postérité décisive au legs de la Révolution de 1789 - 92 en interrogeant la nature de ce que peut être une véritable révolution sociale, et surtout en conférant à la révolution sociale sa forme la plus adéquate : le communalisme.
Le communalisme associe le principe de l'autogouvernement au principe de l'organisation fédérative des divers foyers d'initiative (éducation, logement, travail, etc.). Il donne sens et effectivité à la « démocratie véritable », à la « souveraineté collective », à la « législation directe ».
La réédition de Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle, l'oeuvre essentielle de Maximilien Rubel, a lieu vingt ans après sa mort, et près de soixante ans après sa parution. Et malgré le temps, cet ouvrage, qui fut un événement politique autant qu'intellectuel à sa parution, n'a rien perdu de sa force. Dans cet Essai, Maximilien Rubel s'est s'efforcé de retracer minutieusement le cheminement intellectuel de Karl Marx, de reconstituer sa pensée sociologique et éthique, dont les éléments sont épars dans les oeuvres les plus diverses en genre et les plus inégales en importance.
En 1954, Maximilien Rubel a soutenu à la Sorbonne la thèse paradoxale de la genèse du marxisme comme courant de pensée à l'échelle mondiale, en l'absence d'une édition critique intégrale de l'oeuvre de Marx. Près de quarante ans après la révolution « marxiste » de 1917, il n'existait nulle part une édition historico-critique des oeuvres de « fondateurs », constatation aussi étonnante qu'inquiétante puisqu'en 1954 un tiers de la planète se composait de régimes qui, à l'exemple de l'URSS prise pour modèle, avaient réussi à se substituer à des régimes dits bourgeois et à se doter de constitutions à finalité communiste. Et ce communisme idéologique s'inspirait ouvertement d'une doctrine, le « marxisme », pris pour synonyme de « socialisme scientifique ».
Il ne s'agissait donc pas de commenter telles ou telles thèses vulgarisées, mais de les replacer dans un ensemble intellectuel, en sorte que l'oeuvre éclaire, à la lumière de la pensée marxienne, le sens de l'interprétation idéologique et de l'utilisation politique auxquelles se sont livrés les champions d'un insaisissable « marxisme », qu'il soit orthodoxe ou hérétique.
Que Rubel puisse avoir raison aujourd'hui, c'est grâce au fait d'avoir eu raison hier !
Maintenant que la chute de l'URSS a rendu sa liberté à l'oeuvre de Marx, on pouvait penser qu'une biographie intellectuelle écrite en 1954 serait demeurée prisonnière de son temps et ne ferait plus de Marx notre interlocuteur. C'est le contraire qui se produit.
Dans la mesure où le travail de Rubel s'est élaboré à partir d'une critique du marxisme, cet Essai nous apporte en quelque sorte la démonstration, sur le plan de la pratique, de la pertinence des éléments théoriques réunis par Maximilien Rubel : il montrer comment la pensée de Marx trouvait sa vérité dans une analyse critique du capitalisme qui s'appliquait à la bourgeoisie comme à la bureaucratie d'un capitalisme d'Etat qui se réclamait du marxisme.
Rééditer l'oeuvre de Maximilien Rubel, c'est redonner à Marx sa place dans la pensée actuelle, mais aussi dans l'histoire politique et sociale du mouvement ouvrier et révolutionnaire ; et montrer que toute la littérature produite dans cette constellation marxiste s'inscrit à l'envers de l'enseignement marxien, et que telle a été sa véritable fonction idéologique. Cette biographie est donc d'une certaine manière une leçon d'histoire qui rend à leur vérité des événements qui hier trouvaient leur explication dans l'historiographie établie par le marxisme-léninisme. La vision rétroactive qui s'établit redonne Marx à la pensée marxienne alors qu'il ne semblait être né que pour être marxiste, hier, aujourd'hui et demain, en dépit de son peu de goût pour les sacres onomastiques.
La préface de Louis Janover, qui fut son plus proche collaborateur, restitue l'importance de l'Essai en s'interrogeant sur le sens et le sort de la critique qui fut celle de Rubel en son temps ; et en montrant que si le terme « marxien » remplace partout celui de « marxiste », cette substitution ne s'accompagne d'aucune analyse sur ce qu'a signifié la référence au « marxisme » pour la légitimation d'un système d'oppression en parfaite opposition avec la pensée d'émancipation de Marx.
Le titre peut s'entendre comme l'expression d'un paradoxe puisque l'ouvrage met en relation les deux aspects de la révolution surréaliste : elle semble s'éloigner dans le passé au fur et à mesure que le surréalisme s'installe dans le monde de l'art, mais elle redevient le but à atteindre dès lors que l'on s'interroge sur ce qu'il est advenu dans ce domaine.
D'une part, l'auteur interroge la naissance du mouvement fondée sur une critique radicale de tout ce qui imprimait alors sa marque dans le domaine littéraire et artistique : les critères de réussite et d'expression du milieu, et un rapport au passé enraciné dans toute une tradition poétique complètement compassée, encore imprégnée des valeurs d'un ordre moral qui paraît inébranlable. Manifestes, proclamations, gestes de refus font apparaître dans les milieux intellectuels une éthique du comportement révolutionnaire qui n'a nul besoin de critères d'analyse politique pour affirmer cet esprit de révolte absolue. C'est ce climat qui entoure la naissance du mouvement et de la revue de la fondation, La Révolution surréaliste. Sur le plan social, il s'inscrit dans la montée d'un mouvement révolutionnaire qui ne connaît pas encore les arguties et les mises en coupe réglée que le stalinisme ne tardera pas à imposer au milieu des intellectuels radicaux. Le problème du rapport entre changer la vie et transformer le monde ne se pose pas alors à la Révolution surréaliste, car il n'a aucun sens pour elle.
La première partie de l'ouvrage s'applique à mettre en valeur cette « révolution ».
D'autre part, l'auteur souligne les apories et les contradictions que doit affronter la révolution surréaliste au fur et à mesure qu'elle s'affirme, et que Breton assume avec ce qui sera le corps de son génie, traversé par cette tension insoluble. Son pouvoir de création poétique et artistique fait entrer le mouvement dans cette zone de contradictions et de dénégations dont il ne sortira, grâce à son intelligence, que par le haut : la reconnaissance de sa puissance novatrice et des vertus de l'esprit subversif, paradigme décisif quant au renouvellement des codes de création. Le surréalisme est alors au service de la révolution, et il entre dans cette constellation politique où le PCF impose ses vues réactionnaires. La lutte contre cette régression amène, en réaction, une lente rétractation artistique qui va séparer de gré ou de force les deux parties du surréalisme.
C'est à travers une double expérience personnelle que l'auteur nous fait littéralement revivre les contradictions et les tensions de cette histoire unique, qui dépasse de loin les variations de l'avant-garde. Il nous donne à voir ce chemin de la révolution surréaliste comme une injonction qui s'adresse au milieu artistique moderne, et fait revivre les principes de la révolution surréaliste dans une nouvelle perspective. Il montre comment au terme de ce processus d'intégration se produit un renversement que l'on pourrait dire dialectique : le refus du début se retourne contre ce qu'il est advenu de la promesse initiale et devient le nouvel objectif à atteindre, une utopie qui s'est enrichie de toute l'expérience passée.
Ce livre nous offre une perspective nouvelle, à mille lieues de l'hagiographie obtuse et d'une critique sans contenu, qui ne fait aucun cas des tensions contradictoires de cette histoire. L'auteur a ajouté une préface en rétrospective pour montrer que les idées défendues n'ont fait que se vérifier à la lumière de l'actualité. Il nous rend sensible l'esprit de la révolution surréaliste, quand il raconte sa rencontre avec Breton qui répond à une lettre passionnée et l'invite à faire partie du groupe.
Notre rapport à Machiavel est obscurci par la manière dont il a lui-même ouvertement ou publiquement exposé son enseignement. Parce que nous sommes " machiavélisés ", nous ne pouvons plus prendre la mesure de son étrangeté. Pris ou compris dans le mouvement de la Modernité dont il est le fondateur, nous ne pouvons plus concevoir qu'il puisse s'instaurer un rapport vivant, fascination ou hostilité, entre lui et nous. Strauss ne lit pas Machiavel à la lumière de ce qu'il a permis de fonder - la Modernité - mais à la lumière de ce qu'il a récusé - la Tradition classique.
Ce n'est pas là nécessairement privilégier comme critère d'interprétation le passé par rapport au futur, mais éclairer ce que Machiavel dissimule : son affrontement avec la philosophie classique. Il dissimule ce conflit par ce qui paraît y mettre un terme. Figure énigmatique, ainsi le fait réapparaître l'interprétation straussienne : car si Machiavel est le premier à porter l'assaut contre la cité classique - première vague de la Modernité selon Strauss -, ne nous engage-t-il pas par ailleurs à renouer conversation avec les Anciens et, en suivant la trace de l'antique vertu, à inventer la gloire moderne ?
Les deux volumes rassemblent 72 articles écrits entre 1973 et 2003. L'article « La Grèce hors d'elle », qui donne son titre à l'ensemble des deux recueils, se veut une perspective de lecture sur la méthode par laquelle Nicole Loraux n'a pas cessé, selon ses propres mots, de « trouver dans la Grèce (et en abondance) de quoi la faire sortir d'elle-même » afin que « les Grecs redeviennent autres ». Cette altérité, cet ailleurs dont Nicole Loraux jugeait la Grèce porteuse, a suscité un considérable travail d'investigation qui s'est déployé principalement sous forme d'articles. Il n'est pas anodin de relever que la plus grande partie des livres publiés pendant cette période sont des recueils de textes réunis et composés autour d'un thème (le mythe d'autochtonie, le féminin, la variété civile de la guerre, la stasis et sa mémoire). Aussi peut-on lire ces deux volumes à la fois comme une écriture continue, lisible sur le même plan que celle des livres, et, tout à tour, comme un effet d'après-coup des livres, une esquisse préparatoire, un complément, des paralipomena, une reprise, un bilan - toutes ces lignes de faîte et toutes ces lignes de fuite dessinant ensemble la vaste cartographie de la réflexion de Nicole Loraux.
On retrouvera non seulement des éléments importants de son étude fondamentale sur l'idéologie et l'imaginaire civique qui ont donné son assise à la cité démocratique athénienne, mais également des analyses récurrentes du féminin, de la différence des sexes rapportée à la différence sociale des rôles, une attention constante pour le rapport de la mort avec la valeur civique, un intérêt de rigueur passionnée pour la tragédie et le rôle antipolitique ou subversif qu'y tiennent les femmes et, enfin, un relevé, non sans résonance avec la contemporanéité, de toutes les violences qui n'arrivent à la page écrite qu'à travers la mention d'une absence ou d'un silence. Autant dire que dans le va-et-vient par lequel Nicole Loraux fait s'éloigner de nous les Grecs pour revenir vers nous et nous rendre étrangers à nous-mêmes, « nous n'en avons pas fini avec
À travers l'apparition de communes, de comités, de conseils ou d'assemblées révolutionnaires, le tournant du XIXe et du XXe siècle charrie des expériences démocratiques qui, au-delà de leur importance pour le mouvement ouvrier, élaborent des composantes de la théorie démocratique moderne aussi riches que sous-évaluées. En se positionnant en extériorité vis-à-vis de l'Etat, ces expériences politiques participent d'une définition moderne de la démocratie radicale, envisagée comme autogouvernement ou démocratie par en bas.
La démocratie des conseils invente un certain nombre de principes qui, par l'accroissement de la dimension horizontale et la limitation de la dimension verticale de la démocratie, font sens vers la déprofessionnalisation de l'activité politique. En articulant de manière originale les tâches de destruction des rapports de domination et de construction de rapports sociaux nouveaux, la démocratie des conseils réarticule la temporalité de transformation sociale, témoignant du fragile équilibre que représente l'horizon démocratique.
Bien qu'occulté par la tradition socialiste, le courant conseilliste issu de cette période élabore une pensée originale, qui reste d'une grande actualité pour qui s'intéresse aujourd'hui aux nouvelles formes de transformation sociale et démocratique.
Ce livre constitue une perspective historique (celle de la minorité) sur cet épisode révolutionnaire et il est, selon les mots de Bernard Noël, un véritable « traité idéologique ».
Pour Arnould, comme pour Lefrançais, membres tous deux de la « minorité » socialiste, non jacobine, non blanquiste, la Commune a trouvé « la formule exacte de la souveraineté populaire » en substituant le principe de la fédération, de l'union libre de collectivités autonomes, à tout centralisme politique. La formule inédite de la souveraineté par l'union, redoublée par l'anonymat de l'auto-gouvernement, accomplit les grandes idées du socialisme utopique. Mais cet accomplissement est vite contrarié par la situation de guerre étrangère et civile. Aussi la Commune se trouve-t-elle soumise à une tension contradictoire entre le socialisme utopique et le pragmatisme jacobin. Soumise à cet antagonisme, lui-même aggravé par la guerre, il faut à la Commune devenir efficace dans l'urgence ou abandonner le gouvernement à un Comité de salut public.
Singulière, cette biographie l'est à plus d'un titre. Parce qu'elle n'ignore rien des soupçons qu'Adorno avait fait peser sur la fonction idéologique des biographies qui célèbrent la vie autodéterminée, quand cette autodétermination est une pure fiction dans le monde contemporain de la marchandisation généralisée, caractérisé par la liquidation de l'individu. Pour Adorno, la glorification, au titre du « génie », de l'individu créateur, est la marque éminente de la conscience bourgeoise vulgaire. Une phrase de la Théorie esthétique suffit à proscrire l'usage du vocable « génie » dans toute monographie : « Les producteurs d'oeuvres importantes ne sont pas des demi-dieux mais des hommes faillibles, souvent névrosés et meurtris. » (p. 239, AGS 11, p. 255) Si donc le recours au genre biographique comme au vocable « génie » semble maintenu dans le titre, c'est pour être contrarié dès le sommaire puisque les chapitres peuvent être lus isolément et en désordre comme autant de lignes surimposées dessinant le palimpseste final.
A quoi sert le journalisme en démocratie ? Que veut dire voir et faire voir le monde au présent ? Quel est le sens politique d'une telle activité ? Existe-t-il un journalisme « idéal », à l'aune duquel juger le journalisme « réel » ? Sur quelle base le critiquer, et pour lui indiquer quels chemins aujourd'hui ?
Dans cet essai stimulant, le premier à soumettre le journalisme à un questionnement philosophique, Géraldine Muhlmann montre qu'une double tâche est assignée au journalisme : faire vivre du conflit et tisser du commun au sein de la communauté politique. C'est finalement l'énigme de la démocratie qu'elle explore :
La coexistence de deux scènes, celle des actions et celle des représentants, la seconde offrant une issue symbolique aux conflits qui agitent la première.
La Généalogie d'une révolte se lit comme une reconquête de l'histoire à la fois politique et artistique du surréalisme et comme une démonstration de la puissance d'inactualité de cette histoire.
Aucun étonnement à voir finalement cette reconquête s'achever dans le portrait magnifique de Jacques Vaché devenu le protagoniste désespéré de la résistance à toutes les réductions culturelles du surréalisme. Manière sans doute pour Louis Janover de rendre toujours plus lisible l'écart qui s'est creusé entre la révolution surréaliste et le surréalisme artistique, et de faire de cette lisibilité le motif politique ou éthique d'une vigilance, sinon d'un réveil des consciences.
Dans la production théorique et critique anglosaxonne contemporaine, Feux croisés fait figure d'ouvrage novateur par son mode de présentation fragmentaire, renouant avec la tradition moraliste française, et son ambition encyclopédique, qui tourne le dos à la spécialisation propre à la recherche universitaire. Son propos critique, étayé par une pensée rigoureuse et une érudition sans faille, servi par une langue subtile et nuancée, n'en garde pas moins une légèreté de ton qui le met à la portée d'un large public.
Ces raisons ont mené Miguel Abensour à faire entrer Feux croisés dans sa collection « Critique de la politique » aux côtés d'autres recueils de fragments auxquels il fait écho (Bloch, Horkheimer, Adorno).
L'auteur de ce Journal, sans doute « le seul à avoir été tenu en Russie durant ces années mémorables (1920-1922) », n'est ni un réactionnaire, ni un conservateur, ni un libéral, mais un révolutionnaire communiste anarchiste, un enthousiaste de la Révolution. Comme il l'écrit, Octobre 1917 a été pour lui le plus grand événement de sa vie, le moment inouï où toutes ses aspirations à l'émancipation humaine étaient soudain susceptibles de s'accomplir, d'être enfin satisfaites. D'où la question : comment, par quelles voies un enthousiaste de la révolution de 1917 a-t-il pu écrire un livre qui a pour titre : Le Mythe bolchevik, et pour visée une démystification informée et impitoyable de cet événement qui a constitué jusqu'en 1989 un des piliers de notre monde, de notre horizon historique ? C'est qu'en dépit de son enthousiasme pour Octobre, Alexandre Berkman n'accepta pas davantage une soumission sans réserve au bolchevisme. Il choisit le rôle de collaborateur et d'observateur critique qui, au fil des mois et des événements, se transforma peu à peu en une position plus en retrait, celle d'un guetteur averti, inquiet, soucieux de percevoir le ou les moments où l'événement révolutionnaire s'exposait à basculer soudain en son contraire, quand une forme d'opposition à la révolution naît de l'intérieur de la Révolution (Karl Korsch).
L'État moderne est devenu la forme dominante de l'organisation sociale. La question de Strayer est : comment cette forme d'organisation sociale a-t-elle vu le jour en Europe et comment s'est-elle imposée au point de rendre inconcevable tout autre forme d'organisation ? L'enquête historique se double d'une interrogation sémantique et conceptuelle : quand l'idée de « souveraineté » a-t-elle surgi avant même que le mot n'en impose la détermination comme concept politique ?
Au coeur de la vie politique des hommes gît un trésor, aujourd'hui perdu. Les révolutionnaires du XVIIIe siècle pouvaient encore le nommer. En Amérique on l'appelait « bonheur public », dans la France des Lumières son nom était « liberté publique ». En certaines circonstances, rares et précaires, ce trésor sans âge resurgit dans l'action politique conduite à plusieurs, lorsqu'avec elle se crée un espace public où la liberté peut paraître. Alors un lien se noue, qui déploie entre les hommes un monde commun. Tel est le bien public.
En évoquant ce trésor perdu, la philosophie d'Hannah Arendt nous invite à retrouver, à l'écart de tout pragmatisme comme de tout moralisme, le sens instituant de l'action politique qui a le monde comme condition et comme fin. C'est dans la mesure où les actions sont politiques que le monde peut être partagé ; et dans la mesure où elles visent un monde commun que ces actions sont proprement politiques. Toute politique s'apprécie au regard du monde qu'elle est susceptible d'instaurer. N'est-ce pas pourtant à l'aliénation du monde que la politique moderne nous condamne au contraire ? Le trésor serait-il pour nous définitivement perdu ?
Ce livre suggère que, loin de proposer une philosophie politique parmi d'autres, la réflexion arendtienne inaugure une intelligence de l'action politique qui redonne sens au « vivre-ensemble ». En son coeur se tient l'analyse originale et décisive de ce qu'on peut nommer l'acosmisme du monde moderne, cette perte du monde éprouvée aussi bien dans le système totalitaire que dans la prétention technoscientifique de nos sociétés à maîtriser les conditions d'existence.
Ce livre n'est pas une introduction à la lecture de l'Ethique. Il ne s'intitule pas Sur l'Ethique mais Dans l'Ethique. La préposition « dans » porte toute la thèse proprement philosophique du livre et explique aussi le caractère abrupt par lequel celui-ci s'engage. Il entraîne d'emblée le lecteur dans le procès d'une lecture où il s'agira moins de comprendre que de saisir qu'il est, lui lecteur, en train de devenir l'effet de ce qu'il lit, en train de se transformer dans le mouvement de sa lecture et de s'éprouver comme différent, travaillé par toutes les figures de l'affect et par l'implication en celles-ci des formes de la connaissance.
Spinoza configure ainsi, dans l'Ethique, une théorie du sujet absolument nouvelle. À la lecture de l'Ethique, on mesure ce que signifie pour le sujet « être effet de texte » : le lecteur est construit par sa lecture. Cette théorie du sujet nous libère des modèles de l'amour de soi et des paradigmes usuels permettant de définir l'intersubjectivité, sans pour autant, loin s'en faut, abandonner le subjectif. On comprend alors, contre le prestige du cogito cartésien, ce que peut être l'assujettissement à un principe d'ordre qui fait du moi l'effet d'un ordre qu'il ne crée pas. En proférant une imputation de spinozisme, les adversaires de Spinoza ont trop souvent privilégié une théorie de la substance sans considérer une théorie de la puissance.
C'est donc un grand livre de philosophie que nous livre ici André Pessel, logé, enchâssé dans la seule activité transformatiste à laquelle la philosophie puisse peutêtre prétendre : lire, faire lire, et produire l'actualité de la transformation des sujets et de leurs rapports mutuels.
L'Ethique de Spinoza permet de penser non seulement une nouvelle théorie du sujet articulée à une théorie de la puissance, mais ce livre, et sa lecture par André Pessel, porte également au jour l'actualité de l'infini, qui est en jeu.
Giuseppe Pelli était un aristocrate florentin (1729-1808). Jeune juriste, orphelin, sans-le-sou, mais promis à une carrière administrative qui le conduira à la tête du musée des Offices, il entreprend à la fin de l'année 1760 la rédaction d'un ouvrage contre la peine de mort. Resté inédit par prudence politique, le manuscrit s'est longtemps égaré dans les immenses archives de son auteur. Retrouvé à la fin des années 1980, il a été publié pour la première fois en Italie en 2014.
Antérieur à Beccaria, qui publie Des délits et des peines en 1764, cet écrit peut être considéré comme le premier texte abolitionniste de l'histoire. Il témoigne de la diffusion précoce en Italie d'une sensibilité abolitionniste : c'est en Toscane, dans la patrie même de Pelli, que la peine de mort est abolie pour la première fois dans le monde, en 1786 - vingt-deux ans après le best-seller de Beccaria, vingt-six après la rédaction du manuscrit trouvé à Florence.
Cette édition française est réalisée par l'auteur de l'édition critique italienne. Le texte de Pelli est précédé d'une introduction détaillée qui propose une analyse historique et philosophique de l'argumentation développée par le juriste florentin. Dans la mesure même où, selon lui, la peine de mort est rationnellement inutile, nuisible et injuste, elle apparaît comme le signe caractéristique des régimes autoritaires ; incompatible avec les règles fondamentales de la justice, elle est indigne d'un gouvernement libre.
Le volume s'ouvre enfin sur la correspondance que se sont échangés Giuseppe Pelli et Cesare Beccaria. Dans ces quatre lettres, le temps n'est plus à l'échange des arguments, mais au partage du sensible : les deux hommes se reconnaissent comme des frères, unis par une même aspiration du coeur à un monde libéré du scandale de la peine de mort.