La récréation que fut pour elles l'écriture d'Orlando n'était pas même commencée que Virginia Woolf, au printemps 1927, songeait déjà à l'oeuvre «très sérieuse, mystique, poétique», qu'elle souhaitait écrire ensuite. Le livre, dans son esprit, s'est d'abord intitulé «Les Phalènes».
Elle a alors «l'idée d'un poème-pièce: l'idée d'un courant continu [...], d'une histoire d'amour». Elle y pense en écoutant sur son gramophone les dernières sonates pour piano de Beethoven. Mais elle ne l'écrira vraiment que deux ans plus tard, lorsqu'elle aura trouvé le titre dé nitif. Le livre achevé, tel qu'il se présente et comme le montre magistralement la préface de la traductrice est moins un roman qu'une élégie, une composition musicale, où le rythme est premier.
Du dehors, Les Vagues se présentent ainsi: neuf interludes annoncent neuf épisodes. Les interludes suivent la course du soleil, de l'aube au soir, les variations de la lumière, le rythme des vagues, l'état d'un jardin, d'une maison, le chant des oiseaux. Dans les épisodes, six personnages qui sont plutôt des voix, des fantômes qui hantent la romancière, comme ces phalènes venus battre contre la vitre dont l'image l'a tellement marquée: Bernard, Susan, Rhoda, Neville, Jinny, Louis, dans l'ordre de leur apparition. Chaque épisode marque un moment important de leur vie - enfance, école, université, dîner d'adieu, mort de Perceval ( gure centrale dont le modèle est oby, le frère de Virginia, trop tôt disparu), vie, maturité, Hampton Court, monologue de Bernard. Comme l'écrit Mona Ozouf: «l'un des charmes du livre - au sens fort est magique du terme - tient à l'investigation, sans cesse déçue, sans cesse relancée, où il précipite son lecteur. Avec les indications fugitives de Virginia, nous nous ingénions à recomposer l'identité de chacun: l'éclat sensuel de Jinny, l'évanescence tragique de Rhoda, la plénitude maternelle de Susan, la solitude de Louis, l'homosexualité de Neville, le détachement de Bernard.» Mais il tient aussi au fait que ces «personnages» n'en sont pas, et que la eur à sept pétales qu'ils composent avec Perceval n'est autre que la romancière elle-même dont ils sont aussi les re ets, chacun représentant une part d'elle-même. Le livre peut donc être lu aussi comme une autobiographie de l'écrivain, où la littérature est constamment présente, à travers chacune des six voix, à chaque âge de la vie. Écrire, pour Virginia Woolf, c'est, nous dit Cécile Wajsbrot : «s'insérer dans une lignée littéraire [...] et se placer aux côtés de Shakespeare, de Shelley, en explorant d'autres territoires, de brume et d'interdit, car les maîtres sont des aventuriers. C'est le pari des Vagues, ambitieux et secret, une autobiographie, une élégie, mais une autobiographie mystique - mystique de la littérature.»
La Promenade est le tout premier livre en prose de Philippe Jaccottet. Commencé à l'automne 1952, repris et complété peu après le mariage de Jaccottet et son établissement à Grignan, il marque dans l'oeuvre un premier mouvement de retour sur une expérience poétique encore à ses débuts, treize ans avant la parution de Paysage avec figures absentes. C'est par La Promenade que Jaccottet inaugure la forme de prose méditative à laquelle on l'associera, découlant tout entière de sa pratique de la note, cette prose toujours à la recherche de la plus grande exactitude (le poète se demande sans cesse si ce qu'il vit, fait ou décide «sonne juste») oscille entre le recueil d'observations, le discours solennel et la confession. Le livre est à la fois nocturne et matutinal, «le plus lumineux et le plus perméable de tous les arts poétiques du XXe siècle » selon Peter Handke. L'admirable, c'est que la description d'une expérience menée à l'intérieur des mots nous parle en réalité de notre propre vie. Comme le remarque son préfacier, «on y perçoit presque à tout moment la présence d'une discrète jubilation, l'eurêka modeste du poète qui découvre la cohérence de sa propre manière.»
Lorsque les squelettes de deux jeunes gens datant du néolithique ont été mis au jour près de la ville de Mantoue en 2007, l'image a fait le tour du monde. « Enlacés depuis 6 000 ans », «Roméo et Juliette à l'âge de pierre », annonçaient les gros titres des journaux. Le roman de Ralph Dutli commence une dizaine d'années plus tard. Entretemps, Mantoue a été secouée par la crise puis par le « printemps maudit », le tremblement de terre de mai 2012. Deux amis de jeunesse s'y rencontrent par hasard, le sismologue Raffa est venu étudier les conséquences du tremblement de terre, l'écrivain Manu s'intéresse au célèbre couple du néolithique. Or celui-ci a mystérieusement disparu, il n'a jamais trouvé sa place dans le musée qui devait l'accueillir. Manu est sur ses traces mais lui-même va bientôt disparaître à son tour, enlevé et sequestré dans sa propriété par un étrange personnage, un aristocrate esthète qui rêve de fonder une nouvelle religion de l'amour substituant à l'image du crucifié celle des amants de Mantoue... À travers cette intrigue digne d'un roman d'aventure, Ralph Dutli nous entraîne dans un monde intermédiaire entre réalité et rêve, où la Mantoue de la Renaissance reprend vie sous nos yeux..
Les deux grandes figures de ce livre sont la ville d'Odessa avant et pendant la révolution, et le gangster juif Bénia Krik, un personnage haut en couleur devenu l'emblème de la ville et qui fait désormais si bien partie de son folklore que certaines répliques des récits de Babel sont devenues proverbiales. Ce recueil comprend non seulement les fameux Récits d'Odessa qui ont contribué, avec Cavalerie rouge, à rendre Babel célèbre dès les années 20, mais on y trouvera également six autres récits de la même veine, quatre essais consacrés à Odessa, ainsi que la pièce de théâtre Le Crépuscule et le scénario Bénia Krik, qui mettent en scène les personnages des récits. Tout, dans ces pages, danse, chante et rutile, que ce soit le cadre : « Les tables couvertes de velours se tortillaient à travers la cour comme des serpents dont on aurait rapiécé le ventre avec des morceaux de tissu de toutes les couleurs, et ils chantaient d'une voix profonde, ces morceaux de velours orange et rouge » ou les gangsters juifs eux-mêmes : « Aristocrates de la Moldavanka, ils étaient sanglés dans des gilets rouge framboise, leurs épaules étaient moulées dans des vestons rouille, et sur leurs jambes charnues craquait un cuir couleur d'azur. » Les couleurs crues et chantantes, le soleil et la mer, la truculence des dialogues et la saveur des descriptions... Dans ces pages explose le feu d'artifice d'un monde voué à disparaître, et qui mourra, comme Bénia Krik dans le scénario qui devait être tourné par Eisenstein, abattu par les révolutionnaires, pour laisser place à un monde nouveau où vont dominer le rouge et le noir. Sophie Benech a traduit ces pages avec tout l'amour qu'elle leur porte. Sa traduction, tirée du volume des oeuvres complètes publié au Bruit du temps il y a dix ans et déjà devenu une référence, rend enfin justice au style du grand admirateur de Maupassant que Babel est demeuré toute sa vie.
Les Ze-Ka ou Zeks (abréviation écrite sous la forme « z/k » de « zaklioutchonny kanaloarmeets ») ce sont les « détenus-combattants du canal », ces esclaves d'un des grands chantiers soviétiques du début des années 1930, le canal mer Blanche-Baltique. Le terme désigne par la suite tout détenu des camps du Goulag. Comme l'écrit Julius Margolin : « Le pays des Ze-Ka ne figure sur aucune carte soviétique et ne se trouve dans aucun atlas. C'est le seul pays au monde où il n'y a aucune discussion sur l'URSS, aucune illusion et aucune aberration. » Enfin publié par nos soins dans son intégralité en 2010, sous son titre original, le Voyage au pays des Ze-Ka est l'un des plus bouleversants témoignages jamais écrits sur le Goulag. Le livre était précédemment paru, abrégé, en France en 1949 sous le titre La Condition inhumaine, bien avant les chefs-d'oeuvre de Soljénitsyne et de Chalamov. Cet hallucinant récit de cinq années passées dans les camps soviétiques ne le cède en rien à ceux de ses célèbres successeurs, ni pour la qualité littéraire, ni pour l'acuité de pensée et la hauteur de vue avec lesquelles l'auteur s'efforce de donner un sens à son expérience, aux limites de l'humain. « Il est absurde et incompréhensible qu'un livre de l'importance de Voyage au pays des Ze-Ka, [...], n'ait jusqu'ici jamais pu figurer à sa place dans les bibliothèques : aux côtés de Si c'est un homme, de Primo Levi et des Récits de la Kolyma, de Varlam Chalamov (entre autres, mais avant tout) ; autrement dit, aux limites et au coeur de ce que la littérature peut révéler de l'espèce humaine », écrivait dans Libération, Philippe Lançon au moment de sa parution. Douze ans plus tard, notre seul best-seller est devenu un classique de la littérature sur les camps, il a été traduit chez de grands éditeurs en Allemagne, en Pologne, et aux États-Unis (préfacé par l'auteur de Terres de sang, Timothy Snyder). Dans sa présentation du livre, en 2010, Luba Jurgenson écrivait : « Margolin fut témoin de cette page de l'histoire encore insuffisamment connue en France qui fait suite au pacte Molotov-Ribbentrop, à savoir la répression soviétique contre les citoyens polonais affluant massivement de la Pologne occidentale et, plus généralement, le nettoyage des confins pratiqué dès le début de l'occupation soviétique sur les territoires destinés à faire partie de l'URSS. Ces purges, qui visaient à la russification des populations, devaient assurer en premier lieu la destruction des élites et des institutions démocratiques, étape déjà réalisée partout ailleurs en Union soviétique. » La Russie de Poutine, en se livrant à nouveau à ce qui s›apparente au « nettoyage des confins » de sinistre mémoire, s'est hélas chargée de rendre au Voyage au pays des Ze-Ka une brûlante actualité, et il était donc urgent de rééditer dans une collection de grande diffusion. Pour cette réédition, le livre est augmenté des neuf chapitres dans lesquels, sous le titre « Le chemin vers l'Occident », l'auteur relate son retour en Palestine depuis Slavgorod, en Asie centrale, où Margolin s'était rendu à sa sortie du goulag, jusqu'à son embarquement à Marseille, en passant par la Pologne où il retourne à Lódz, où il marche au milieu des ombres de ses concitoyens juifs disparus « comme un somnambule ». Et des repères cartographiques qui permettent de suivre ses tribulations.
Publié en 1910, sous le titre anglais d'Howards End, Le legs de Mrs. Wilcox est le quatrième roman de Forster. Situé dans l'Angleterre du tout début du xxe siècle, qui est encore celle de l'Empire britannique et déjà celle des débuts de l'automobile, le roman, à travers l'histoire des deux soeurs Margaret et Hélène Schlegel, fait se rencontrer, non sans heurts, trois familles qui représentent trois catégories sociales de l'Angleterre. Les soeurs Schlegel, filles d'un émigré allemand, représentent une grande bourgeoisie « cosmopolite », cultivée et « libérale » au sens anglais du terme, c'est-à-dire « de gauche », préoccupée par la question sociale et les droits des femmes ; les membres de la famille Wilcox, rencontrée au cours d'un voyage en Allemagne, sont, quant à eux, des industriels, parfaits représentants de l'Empire et du « libéralisme » britannique ; tandis que Leonard Bast, mal marié à la peu recommandable et pitoyable Jackie, est un petit employé londonien qui aspire à la culture sans en avoir les moyens. Avec plus de maestria encore que dans les romans précédents, Forster parvient merveilleusement à allier la comédie (et même la satire) sociale à son désir de poser dans le roman, à travers ses personnages, la question de la réalité, qui ne s'atteint que dans l'accomplissement intégral de soi. Virginia Woolf écrit à ce propos : « À nouveau, mais sur un terrain de bataille plus vaste, se poursuit le combat que l'on trouve dans tous les romans de Forster - le combat entre les choses qui importent et celles qui n'ont pas d'importance, entre la réalité et les faux-semblants, entre la vérité et le mensonge. » Il faudra non seulement toute la patience de Margaret Schlegel, mais aussi la violence des événements, pour que son désir de « mettre du lien » entre les choses et les êtres (« relier suffit » est la devise du roman), qu'elle met en pratique en épousant Mr. Wilcox, finisse - comme dans Le plus long des voyages - par aboutir à une harmonie retrouvée, loin de la trop moderne Londres : les trois familles se réuniront enfin en la personne de Tom, le fils adultère d'Hélène et de Léonard, à Howards End, dans la maison de campagne que la vieille Mrs. Wilcox avait souhaité léguer aux Schlegel. Le livre fut un immense succès public dès sa parution. Mais, comme l'a très bien noté David Lodge dans sa préface à l'édition Penguin du roman, en 2000, s'il dépeint avec une parfaite exactitude l'Angleterre d'avant la Première Guerre mondiale, sa manière de mener le débat entre les valeurs de « l'intelligentsia de gauche » que l'on pourrait qualifier « anachroniquement » d'écologiste, représentée dans le livre par la famille Schlegel, et celles de la bourgeoisie capitaliste reste d'une étonnante actualité. Il a été adapté avec succès au cinéma en 1992 sous le titre Retour à Howards End par James Ivory, avec Vanessa Redgrave, Emma Thompson et Anthony Hopkins.
Écoutant son mentor Maxime Gorki, qui l'avait incité à se frotter à la réalité, Babel suivit la campagne de Pologne en tant que correspondant de guerre du journal Le Cavalier rouge. De mai à septembre 1920, cet intellectuel juif porteur de lunettes accompagna à travers la Volhynie les cosaques de la 1re armée de cavalerie commandée par Boudionny. Ces quelques mois donneront naissance au livre qui a fait sa gloire et qui fut très vite traduit dans toutes les langues. Les textes de Cavalerie rouge, d'abord publiés séparément dans des revues et des journaux, furent rassemblés pour la première fois en recueil par Babel lui-même en 1926. Dans ces brefs tableaux que l'on pourrait rapprocher de certaines gravures de Goya, le style de Babel est éblouissant. Un de ses lecteurs de la première heure a noté qu'il pouvait parler aussi bien, dans le même paragraphe, de la beauté du ciel étoilé et des pires désastres de la guerre. Les exemples en sont innombrables dans Cavalerie rouge. Ce qui pourrait apparaître comme une fascination pour la violence relève en réalité d'une « passion de bête fauve pour la perception », de la volonté, chez l'artiste Babel, d'appréhender le réel sous toutes ses formes. L'écrivain est moins attiré par la violence des cosaques dont, en tant que Juif, il a été victime dans son enfance, « que par l'audace, le caractère passionné, la simplicité, et la franchise - et la grâce » dont ils peuvent aussi faire preuve. Il semble bien qu'il faille attribuer à Gorki ce conseil que Babel a suivi toute sa vie et que, dans un de ses textes « autobiographiques », il met dans la bouche d'un vieux correcteur d'imprimerie : « Un homme qui ne vit pas dans la nature comme le fait une pierre ou un animal n'écrira pas de toute son existence une seule ligne qui vaille quelque chose. »
Mandelstam qui avait été dans le Caucase au début des années 20, a rêvé de l'Arménie pendant des années avant de pouvoir enfin s'y rendre, grâce à l'appui de son ami Boukharine, en 1930. Les quelques mois de ce séjour (de mars à octobre) seront pour lui comme « une dernière journée de sursis » (Ralph Dutli) dans son existence de proscrit. Le journal de ce voyage, qui sera sa dernière oeuvre publiée de son vivant, survient, dans son oeuvre, comme une bouffée de l'air des hautes terres et des premiers temps de l'histoire humaine (« J'ai eu la chance d'assister au culte que les nuages rendent à l'Ararat ») emplissant les poumons du poète. Loin de l'oppression soviétique évoquée à la toute fin du volume avec l'hisoire du tsar arménien Archak qu'a emprisonné par l'Assyrien Shâpur, qui le prive « de son ouïe, de son goût et de son odorat ». Or ce sont précisément les notations sensorielles, la finesse de la perception, qui font le prix de ces pages où le narrateur-voyageur ne cesse de nous faire partager son émerveillement, tout en soulignant l'unité du monde où se lit partout la grande écriture chiffrée des signes. Paradoxalement cette unité est saisie de manière discontinue, par une succession d'éclats. Ces ruptures donnent à ce petit livre toute sa fraîcheur et sa fantaisie, qui sont ceux de la vie-même dont son oeil s'empare « avec une rage de grand seigneur ». Lui-même le souligne dans une réponse à ses détracteurs : « Mon petit livre explique que le regard est l'instrument de la pensée, que la lumière est une force et l'ornement une réflexion. Il y est question d'amitié, de science, de passion intellectuelle et non de «choses». » Et, dans son livre : « les dents de la vue s'effritent et se brisent, lorsqu'on regarde pour la première fois les églises d'Arménie. »
Cette correspondance rassemble deux écrivains en apparence très éloigné, tant du point de vue de l'écriture que dans la façon de se situer, de vivre et d'appréhender la chose littéraire et politique. Georges Perros est poète, et des plus sensibles à l'inactualité de la vie ordinaire. Rétif à l'engagement, il s'est arcbouté très tôt dans une posture existentielle de retrait, alors qu'à l'opposé, Pierre Pachet, dans ses cours de littérature, a souvent défendu l'idée qu'il fallait intervenir et penser son époque sans assigner à l'art du critique aucune limitation de discipline ou de genre. Ses travaux touchent à des domaines du savoir, la psychanalyse, la sociologie, la science politique, dont justement Perros, qui se mé!e des constructions intellectuelles, ne s'est emparé qu'au détour de notes, avec ironie et un certain génie de la dérobade. La perception qu'ils ont de leur identité di"ère par ailleurs, l'un étant très attaché à la Bretagne comme à un coin de pays fantasmé, l'autre, juif d'origine russe, revendique un moi plus décloisonné. Or ces deux grands lecteurs, requis par des passions quelquefois divergentes, se retrouvent dans l'esprit des Cahiers du Chemin dirigés par Lambrichs, dans une résistance viscérale au dogme, un sens de la langue et le sentiment d'être tous les deux des « seulibataires », mais à charge de famille. Leur amitié atypique, qui débute en 1968, ne s'interrompra qu'avec la mort de Perros, dix ans plus tard.
C'est le jeune Pierre Pachet qui engage et soutient le dialogue. Un Pachet d'avant son oeuvre d'essayiste. Il est alors fasciné par le prosaïsme magique de Perros au point d'en pasticher un peu la manière épistolière, et d'instaurer de façon inattendue, entre son aîné et lui, une relation virile, a"ectueuse, égotiste, plutôt complice. Mais contre laquelle semble se défendre parfois un poète mal à l'aise dans le rôle du maître. Reste que Perros laisse Pachet le « prendre au sérieux », pas du tout mécontent d'être lu comme il lisait autrefois Grenier ou Paulhan. Les vues sur Perros, que Pachet prolonge dans des articles que nous reproduisons en annexe, introduisent à l'esthétique du poète, tout en donnant de son commentateur une sorte d'autoportrait. Pachet voit en Perros un « penseur et moraliste », qui place son orgueil dans la vie, où précisément il a le moins de chance de réussir.
Au !l des lettres, qui arrachent Pachet à la routine de sa vie universitaire, la relation de maître à disciple s'estompe.
Pachet commence à publier au moment où Perros perd l'usage de la parole à la suite de sa laryngectomie. Il y a dans les dernières pages des accents aussi déchirants que dans L'Ardoise magique.
Lorsqu'elle sonne à la porte d'Anna Akhmatova, le 10 novembre 1938, et pénètre pour la première fois dans l'appartement sordide de l'ancien palais où vit l'un des plus célèbres poètes russes du xxe siècle, Lydia Tchoukovskaïa a trente et un ans, Akhmatova quarante-neuf. Les deux femmes se sont déjà croisées mais ne se sont jamais vraiment parlé.
Akhmatova connaît le père de Lydia depuis 1912 : Korneï Tchoukovski et elle ont fréquenté les mêmes cercles artistiques et intellectuels avant la révolution. Quant à Lydia, elle voue un culte à son aînée et sait par coeur un grand nombre de ses poèmes. C'est cette mémoire prodigieuse qui lui vaudra de devenir l'une des gardiennes de l'oeuvre d'Akhmatova, qu'elle connaît mieux que personne. Leur amitié commence au pire moment de la terreur stalinienne, qui les a toutes deux durement frappées à travers leurs proches. Dès lors et pendant ces presque trente années, elles vont se soutenir mutuellement dans le malheur. Mais ce qui les lie peut- être plus que tout, c'est leur amour pour la poésie et la langue russe. Chacune d'elles s'efforce de préserver l'authenticité de la pensée et de la langue au milieu d'un océan de mensonges : Lydia Tchoukovskaïa rédige Sophia Pétrovna, le seul roman sur l'année 37 écrit « à chaud », et Akhmatova, qui n'a rien publié depuis une quinzaine d'années, compose son Requiem qu'elle n'ose même pas confier au papier et qui n'existera longtemps que dans la mémoire de quelques amis.
Or à partir de cette date et jusqu'à la mort de la poétesse en 1966, la jeune femme va tenir un journal dans lequel, à chacune de ses visites, elle note en rentrant chez elle, de mémoire, leurs conversations, les poèmes qu'Akhmatova lui récite, des détails de sa vie quotidienne. En dépit d'une période de dix ans durant laquelle les deux femmes ne se virent plus (de 1942 à 1952), les plus de mille pages de ces Entretiens quasi quotidiens constituent donc un témoignage sans équivalent, autant sur la personnalité d'Akhmatova, que sur une époque, et même plusieurs époques de l'histoire de l'Union soviétique (la Terreur, la guerre, le Dégel, l'affaire Pasternak, l'affaire Brodsky, les débuts de la dissidence).
Dès les années 1910, trois grands poètes russes, Goumiliov, Akhmatova et Mandelstam, liés d'amitié et réunis par une même conception de la poésie, énoncent les principes de l'acméisme, une nouvelle « école » poétique qui se démarque profondément tant du symbolisme alors dominant, que du futurisme qui va bientôt s'épanouir.
Goumiliov, qui a été le mari d'Akhmatova et le père de son fils, est fusillé en 1921. Les deux survivants, Akhmatova et Mandelstam, vont eux aussi connaître des destins tragiques. S'admirant et se soutenant mutuellement dans les épreuves, ils resteront fidèles à cette amitié de jeunesse à laquelle la femme de Mandelstam, Nadejda, est très vite associée. Après 1938, date de la mort de Mandelstam dans un camp, les deux femmes restent seules pour affronter la guerre et de nouvelles persécutions, unies par le souvenir d'un passé commun, et surtout par la mémoire de Mandelstam toujours présent entre elles.
Ce livre de souvenirs sur Anna Akhmatova, récemment retrouvé et totalement inédit en français, a été écrit par Nadejda entre les deux tomes des mémoires que nous connaissons, tout de suite après la mort d'Akhmatova en 1966. Nadejda nous livre un portrait de son amie vue à travers le prisme de l'affection. Les anecdotes, les détails, les conversations font surgir devant nous une personne humaine et vivante, une Akhmatova à l'esprit acéré et à l'humour corrosif, avec ses petits travers, mais surtout son courage face aux épreuves, sa noblesse intérieure, et son immense talent. Comme dans le premier tome de Contre tout espoir, la forte personnalité et la remarquable sensibilité poétique de l'auteur sont mises au service du poète dont elle parle.
Il y a néanmoins plus que cela dans ce livre : les réflexions des deux femmes sur la peur, le courage, la liberté, la poésie ou la société soviétique en évolution, donnent à ce portrait une ampleur et une profondeur qui en font bien davantage qu'un simple essai biographique.
Si elle ne l'a finalement pas publié, c'est sans doute qu'elle a souhaité en utiliser partiellement la matière dans le deuxième volet des mémoires, qui brosse un portrait plus général de l'époque dans laquelle avait vécu Mandelstam, et dont la tonalité est moins tendre que dans ces souvenirs plus intimes consacrés exclusivement à Akhmatova.
Depuis le jour où, adolescent, il a été saisi par un sonnet de Baudelaire, John E. Jackson n'a cessé de s'interroger sur ce qu'est la poésie dans l'espoir d'en dégager les qualités distinctives chez des écrivains que tout oppose a priori. Qu'y a-t-il en effet de commun, notre émotion de lecteur mise à part, entre les chansons du troubadour Jaufré Rudel et le minimalisme inquiet d'un Samuel Beckett ? entre François Villon, celui de la « ballade pour prier Nostre-Dame », et un Paul Celan qui, écrivant après Auschwitz, profère une sorte de louange à Personne ? et même entre Sapho et Labé, Ronsard et Rückert, Racine et Goethe, Hölderlin et Dante, Eliot, Apollinaire, Shakespeare, Bonnefoy ou Mallarmé ? Aussi familier que Jackson soit de cette constellation de poètes, l'énigme foncière de la poésie lui résiste ; elle mérite néanmoins qu'il y ait consacré le gros de ses efforts d'interprète, ne serait-ce que pour reconnaître l'énormité de la dette affective contractée auprès de ces oeuvres qui l'ont accompagné toute sa vie. Dans les différents chapitres de ce nouvel essai, Jackson appréhende plusieurs facettes du mystère. Dans le premier, intitulé « Musiques du sens », il fait l'hypothèse que la musique des mots prend le relais de notre désir de compréhension frustré « en instituant des modes de signification qui révèlent des dimensions allusives ou imageantes du langage que la parole ordinaire a tendance à recouvrir ou à masquer ». Dans un deuxième chapitre, convaincu qu'un poète est avant tout une voix, il s'efforce de la définir : « elle n'est pas, ou pas seulement, une façon de parler, elle est l'accent particulier qu'une dimension presque insaisissable donne à cette façon, une modulation qui fait frémir les mots mais sans se laisser réduire à eux ». Il constate ensuite que la poésie, aussi bien médiévale que moderne, a toujours eu besoin des dieux, et se penche sur les raisons de ce nécessaire souci de la transcendance avant d'aborder la question difficile de la réalité que le poème est en mesure de cerner.
La réception hors de Russie de l'oeuvre du poète Ossip Mandelstam (1891- 1938) - selon Nabokov «le plus grand de tous ceux qui ont tenté de survivre sous le pouvoir soviétique» -est en soi une page passionnante de la culture européenne. En France, Mandelstam est traduit ponctuellement une première fois dans la revue Commerce, dès 1925. Mais, pour que son oeuvre trouve en n la place qui est la sienne, celle de l'une des oeuvres poétiques les plus importantes du e siècle, il faudra attendre que le poète allemand Paul Celan reconnaisse en lui son frère et le traduise en allemand (1959), puis la publication de Contre tout espoir, les volumes de souvenirs de Nadejda Mandelstam à partir des années 1970. Dès lors, Mandelstam a été traduit assez abondamment mais chez plusieurs éditeurs et par des traducteurs divers. Il est devenu l'égal des grands phares de la poésie qu'il n'a cessé de célébrer: Dante, Villon, Pouchkine, Verlaine...
La présente édition réunit pour la première fois, à la seule exception de la correspondance du poète, l'intégralité de l'oeuvre, entièrement traduite par Jean- Claude Schneider, éminent poète et traducteur auquel Paul Celan lui-même avait en quelque sorte passé le ambeau en lui o rant en 1966 sa propre version de quelques poèmes de Mandelstam.
Avec ces deux volumes, le lecteur français pourra en n circuler aisément des recueils de poèmes dont les titres lui sont peut-être familiers - La Pierre, Tristia, Les Cahiers de Voronej - aux récits en prose - Le Bruit du temps, Le Timbre égyptien, Le Voyage en Arménie - et aux essais, notamment à ses grands textes sur la poésie dont le plus célèbre est le magistral Entretien sur Dante. Et cela dans une traduction qui tente : « de ne rien perdre de cette langueni le ruissellement, ni la surprenante explosion sonore, et de ne rien lui ajouter qui l'alourdisse, la dilue, la paralyse». Mais il pourra surtout découvrir de nombreux textes moins connus, notamment les nombreux poèmes «non rassemblés en recueil ou non publiés» et tout l'éventail des passionnantes petites proses, depuis les «impressions de Crimée» et du Caucase jusqu'à sa «Préface auQuatrevingt-treize de Victor Hugo» et à son article sur «Scriabine et le christianisme».
L'indispensable appareil critique, aussi discret que possible (notes, chronologie, bibliographie placés en n de volume), est dû à Anastassia de la Fortelle, qui enseigne la littérature et la langue russe à l'université de Lausanne. Il parachève cette édition, préfacée par deux essais remarquables du traducteur, qui devrait devenir l'édition française de référence de ce grand classique de la littérature russe.
En mars 1927, Virginia Woolf en train de corriger les épreuves de La Promenade au phare, dans l'épuisement où la laisse l'achèvement de chacun de ses grands romans, note dans son journal l'idée d'un nouveau livre : elle pense à un « temps télescopé comme une sorte de chenal lumineux à travers lequel mon héroïne devrait avoir la liberté de se mouvoir à volonté ». Elle ajoute que la veine satirique y sera dominante: un roman à la Daniel Defoe, où elle se moquera de son propre lyrisme. Ce sera Orlando, la biographie imaginaire d'un personnage dont nombre de traits sont empruntés à Vita Sackville-West (à laquelle elle est liée depuis plus d'un an) et qui, alternativement homme et femme, traverse plusieurs siècles de l'histoire de l'Angleterre avec le souhait d'obtenir la gloire, non par ses actes, mais par ses écrits. Le livre connaîtra un succès sans précédent. L'écrivain et biographe Peter Ackroyd en analyse parfaitement les raisons: «L'un des grands thèmes du roman réside dans la transsexualité d'Orlando. Depuis les Métamorphoses d'Ovide, il y a toujours eu un courant, dans la littérature occidentale, fasciné par ce type singulier de transformation qui représente le pur plaisir de l'invention, et du changement, comme si l'acte d'écrire luimême était une forme de libération. Il y a là une vérité profonde: «dans tout être humain a lieu une sorte de vacillation d'un sexe à l'autre», écrit Woolf. Mais, pour l'écrivain, un tel changement est aussi une source profonde d'énergie. C'est pourquoi Orlando est un tour de force d'une incroyable vivacité intellectuelle, où la gaieté et une inventivité fantasque donnent à voir ce qu'elle en a dit elle-même: ce sont bien là les «vacances d'un écrivain». On sent comment s'allège, à mesure qu'elle écrit, la pression qu'exerçaient sur elle ses pensées. Les phrases semblent presque amoureuses de leur propre audace; elles déferlent et, dans leur arti ce, créent de toutes pièces un monde qui fait penser à une tapisserie splendide dans laquelle évoluent les personnages.»
Le poète Georges Séféris naît en 1900 à Smyrne, dans une famille grecque qui en sera chassée par les Turcs lors de la « grande catastrophe » de 1922 qui marque la fin de l'Hellénisme d'Asie mineure. Dès lors, toute sa vie et dans les pages de ces Journées qu'il consigne à partir de 1925, Séféris tentera de répondre aux contradictions inhérentes à ce qu'est devenue la Grèce : un petit pays dont l'indépendance et l'intégrité territoriale sont sans cesse menacées, mais un pays avec une immense tradition. Comment, en poète qui a choisi d'écrire en grec, redonner une vie littéraire à la langue populaire de son pays, afin de renouer avec la vérité de l'Hellénisme, « caractérisé par l'amour de l'humain et de la justice » ? Comment, alors qu'on gagne sa vie comme fonctionnaire auprès des gouvernements successifs dans une période particulièrement troublée, affronter « l'épreuve inévitable » et ne pas céder au découragement quand on constate chaque jour que les hommes au pouvoir ne sauraient être à la hauteur de cet idéal ? Tout au long de ces pages, nous voyons Séféris vivre l'odyssée d'un perpétuel exilé : en Albanie où il est nommé avant-guerre puis - alors que la Grèce est vaincue, occupée, résistante, en proie à la guerre civile - en Crète, au Caire, en Afrique du Sud, à Jérusalem, à Londres, en Italie. Quelles que soient les circonstances, il mène de front deux existences parallèles : celle de l'homme de bureau - qui joue parfois un rôle de tout premier plan dans les événements historiques qu'il rapporte au jour le jour avec une acuité qui peut évoquer le Victor Hugo de Choses vues - et celle de l'écrivain qui rencontre André Gide, Henry Miller, Lawrence Durrell, commente Solomos ou Cavafis et publie de minces recueils qui permettront à la poésie grecque moderne de rivaliser avec celle de ses maîtres, Paul Valéry ou T. S. Eliot. La hauteur de vues, la lucidité et la probité dont il fait preuve, pendant toutes ces années, font de ce témoignage pour mémoire un monument sans équivalent dans son siècle et son pays d'origine. Et qui justifie d'autant, a posteriori, que lui soit attribué, en octobre 1963, le prix Nobel de littérature, pour la première fois décerné à un écrivain grec.
En 2020 Caër a décidé de retourner vivre avec sa femme dans la ferme même où il est né, à PlounévezLochrist. Ce retour amont sur les terres de son enfance semble l'avoir remis en contact avec tout un pays qu'il avait en partie refoulé lors de ses virées aux bouts du monde, celui, empreint d'une certaine raideur léonarde, de ses parents et grands-parents : « chaque route, chaque talus, chaque sentier / plongent vers les ancêtres ». Ce repaysement forcé est pour l'auteur l'occasion d'une inhabituelle mise à nu, alors même qu'il écrit depuis toujours une sorte de journal de sa vie en poèmes. Entre livre quasi testamentaire, d'adieu au voyage (« Sur la voie abrupte, le monde ne reviendra pas. ») n'est pas lugubre ; il est porté par une passion de la vie et un art de la légèreté qui se veut un peu japonais. Cäer évoque, dans l'esprit des haïkus, les sujets les plus graves sans jamais peser : « Après la pluie, les amis. / Après les amis / La neige. / Ah, quel délice ! »
Le romancier américain lui-même considérait ce grand roman, paru en 1903, donc appartenant à sa dernière période, comme son chefd'oeuvre.
Il l'écrit en 1909 dans la préface qu'il rédige pour l'édition dite de New York de ses oeuvres, et qui ne figurait pas dans la précédente édition française : « Par bonheur, je me trouve en mesure de considérer cet ouvrage comme franchement le meilleur, «dans l'ensemble», de tous ceux que j'ai produits. » Et de fait, c'est un de ses romans les plus brillants, les plus séduisants aussi. L'intrigue en est simple, même si l'analyse de ce qui va se jouer entre les divers personnages est, comme toujours chez James, extrêmement subtile. L'auteur la résumait ainsi : « En tout cas, cela me donne la petite idée d'un personnage d'homme âgé qui n'a pas «vécu», pas du tout, dans le sens des sensations, des passions, des élans, des plaisirs - et qui, en présence de quelque grand spectacle humain, quelque grande organisation pour l'Immédiat, l'Agréable, la curiosité, l'expérience, la perception, en un mot, la Jouissance, s'en rend, sur la fin ou vers la fin, tristement compte. » Ce personnage, ce sera Lambert Strether, un Américain envoyé comme « ambassadeur » à Paris pour y récupérer Chad, le fils d'une riche amie, dont on craint qu'il soit en perdition morale. S'il parvient à ramener le jeune homme en Amérique pour qu'il se voue à l'entreprise qui lui est destinée, sa récompense sera d'épouser ladite amie qui, déjà, finance la revue littéraire qui est la seule identité de cet homme incapable d'action.
Mais l'on comprend très vite, dès les premières pages du livre, que Strether va faire des rencontres susceptibles de modifier le sens de sa mission.
Et qu'il ne sera lui-même pas insensible aux séductions du « grand spectacle humain » qu'est Paris - « le Paris des boulevards, contemplés du second étage des balcons haussmanniens et des toiles impressionnistes » (Mona Ozouf) - merveilleusement évoqué ici par James.
Virginia Woolf se lance dans cette biographie imaginaire, parodique et teintée d'humour de l'épagneul cocker de la poétesse Elizabeth Barrett Browning, en 1932, pour se délasser de l'écriture de son roman Les Vagues, qui l'a exténuée. S'appuyant sur les poèmes qu'Elizabeth a écrits sur son chien et sur la correspondance publiée des Browning, Virginia Woolf retrace la vie de Flush : sa jeunesse à la campagne avec Mary Russell Mitford ; son adoption en 1842 par Miss Barrett - atteinte d'une maladie mystérieuse qui l'oblige à rester alitée, prisonnière d'un père tyrannique - dont il partage la vie de recluse à Wimpole Street ; sa découverte de Londres où il est victime d'un enlèvement ; sa rencontre avec Robert Browning qu'il voit longtemps comme un rival ; sa fuite vers l'Italie avec la fidèle femme de chambre Lily Wilson après le mariage secret de sa maîtresse ; sa jalousie à la naissance de Pen ; enfin, sa vie paisible à Pise puis à Florence où Elizabeth a recouvré sa santé et sa liberté, et où Flush finit ses jours, heureux et libre lui aussi, au coeur des collines toscanes.
Au contact d'Elizabeth, Flush observe et raconte, tantôt espiègle, tantôt jaloux, à la fois tendre et attentif. Ils partagent leurs émotions, leurs pensées et surtout ce que la vie recèle de poésie - les odeurs sont pour Flush ce que les mots sont pour Elizabeth.
Biographie d'un chien, Flush est aussi une minutieuse reconstitution de la vie d'Elizabeth Barrett durant les années les plus sombres et les plus belles de son existence qui donnèrent naissance aux inoubliables Sonnets portugais. Elizabeth pourrait bien être ici la figure plus générale de la femme écrivain, voire de Virginia Woolf elle-même qui fut également victime des agissements tyranniques d'un père, d'une maladie mystérieuse, d'une quête désespérée du bonheur.
À travers le regard de Flush, Woolf reprend donc les thèmes qui lui sont chers, esquissant une critique de la société victorienne et de la vie citadine, des codes qui la régissent et des conflits de classes qui l'empoisonnent, dénonçant l'oppression et la tyrannie des hommes dont les femmes peinent à se libérer. Mais surtout, et c'est sans doute sa plus belle réussite, Woolf révèle ici la richesse du flux de la vie intérieure et des instants fugitifs qui la traversent.
Le projet d'un recueil consacré à son enfance à Odessa court à travers toute la vie et l'oeuvre de Babel. Il avait l'intention de le publier en 1939. Mais la plupart de ses manuscrits ayant disparu à la suite de son arrestation le 15 mai 1939, nous ignorons jusqu'à quel point le livre était achevé. Le présent ouvrage est une tentative de reconstitution - comme dans les OEuvres complètes éditées au Bruit du temps en 2011 - qui regroupe dix textes, parus pour la plupart dans des revues avec la mention, « tiré[s] du livre Histoire de mon pigeonnier ». Ces récits ne sont pas présentés selon l'ordre dans lequel ils ont été écrits mais, pour autant qu'il a été possible de le rétablir, selon un ordre chronologique correspondant à l'histoire personnelle du narrateur. Le plus ancien, « Enfance. Chez grand-mère », date de 1915, et les derniers de 1932.
Celui qui a donné son titre au recueil, qui est l'un des chefs-d'oeuvre de son auteur, se réfère aux pogroms qui se déroulèrent en 1905, alors que le jeune garçon vivait encore à Nikolaïev. Comme souvent chez Babel, les moments de la plus grande plénitude, de la beauté la plus accomplie ne sont pas séparés de la violence du monde, comme si la littérature ne pouvait trouver sa plus grande intensité que dans la confrontation avec le réel le plus âpre. C'est aussi dans ces récits qu'il nous fait assister à la naissance de sa vocation de conteur : « Un jour, j'ai vu entre les mains du premier de la classe, Marc Borgman, un livre sur Spinoza. Il venait juste de le lire et ne pouvait s'empêcher de donner aux garçons de son entourage des informations sur l'Inquisition espagnole. Ce qu'il racontait était un savant baragouin. Il n'y avait aucune poésie dans les paroles de Borgman. Je n'ai pu me retenir et je suis intervenu. J'ai parlé à ceux qui voulaient bien m'écouter du vieil Amsterdam, de la pénombre du ghetto, des philosophes, des tailleurs de diamants. Beaucoup de détails de mon cru venaient s'ajouter à ce que j'avais lu dans le livre. Je ne savais pas raconter autrement. Mon imagination donnait de l'intensité aux scènes dramatiques, transformait les dénouements, et mettait du mystère dans les entrées en matière. »
" Si par une soirée tranquille, à ma fenêtre, je pense à de vieux amis tout en contemplant la lune, et si j'entends les cris du singe, je mouille ma manche de mes larmes. Lorsque, sur les buissons, je vois des vers luisants, c'est comme si j'apercevais au loin les feux de pêche de Makishima, et le bruit de la pluie matinale ressemble bien à celui du vent qui secoue les feuilles des arbres. Quand j'entends l'appel des faisans, j'ai l'impression d'entendre mon père ou ma mère, et si je constate que même les cerfs des sommets de la montagne s'approchent tout près de moi sans crainte, je comprends à quel point je suis loin du monde. Quand je m'éveille et ranime le feu qui couvait sous la cendre, j'y vois comme un compagnon fidèle de mes vieux jours. Je ne suis pas dans une montagne bien terrible ni déserte, mais alors que la simple voix du hibou suffirait à m'émouvoir, que dire de ces paysages de montagne, infiniment variés selon les saisons ! Il faut ajouter que l'intérêt d'une pareille vie ne pourrait que accroître encore pour quelqu'un qui approfondirait ses pensées et essaierait d'acquérir un savoir profond. " Kamo no Chômei, Notes de ma cabane de moine, 1212.
Le plaisir que procurent ces poèmes-comptines, tous construits sur le même modèle est si délectable qu'il incite à en inventer d'autres, et si évident qu'il n'a guère besoin d'être commenté. « À notre sens, c'est lui [Lear] qui est, chronologiquement et essentiellement, le père du nonsense; nous le croyons supérieur à Lewis Carroll. [...] Alors que le Pays des merveilles de Carroll est purement intellectuel, Lear fait apparaître un autre élément - qui est celui de la poésie, et même de l'émotion. Lear n'introduit pas ses mots dépourvus de sens et ses créatures amorphes avec toute la pompe de la raison, mais accompagnés d'un prélude romantique aux riches couleurs et aux rythmes entêtants. » G.K. Chesterton, Le Défenseur, 1902
Idées de la nuit poursuit, dans sa forme quasi nietzschéenne, faite de courts chapitres qui sont autant de poèmes en prose, le chemin ouvert par Traité des sirènes, paru il y a deux ans au Bruit du temps. Mais, si la musique n'est pas absente du présent livre, avec des chapitres comme « Le chant dehors », ou « La cigale », la réflexion porte ici, de manière plus générale, sur la poésie, le fait poétique de la lumière : comment cette « autre clarté » qui, chez Hölderlin est donnée au poète mais qui, pour Philippe Beck semble dans le tunnel de l'époque sans cesse rejetée, et devant donc être tout aussi inlassablement cherchée, gagnée sur l'obscurité. Tout le livre peut apparaître comme une suite de variations sur ce thème des relations du clair et de l'obscur, de la poésie et de la nuit ; en même temps qu'il propose une sorte de panorama de ce thème poético-philosophique, de Platon (« La fin de la caverne ») aux romantiques (« Le goût pour la nuit, une bizarrerie ») et jusqu'à Mandelstam (« Projet de suppression de la lune »). Mais il y a surtout, dans ces pages, une tentative de créer une sorte de nouvelle cosmogonie, une « phénoménologie spéculative frottée de réel », pour reprendre les mots que lui-même utilise pour définir l'oeuvre de Merleau-Ponty. Et cela afin de décrire de manière absolument inédite le monde, l'homme, l'origine de la pensée, en n'hésitant pas à convoquer les « tournoiements intuitifs » de l'étonnant Jean-Pierre Brisset (dont on doit la redécouverte à l'Anthologie de l'humour noir d'André Breton). Philippe Beck affirme ici une fois de plus son refus de la nuit pure de l'idéalisme platonicien, sa volonté de décrire notre condition d'hommes reliés par les paroles et les pensées, et plaide pour le poète chercheur qui fait danser les idées ou joue le rôle de l'éclaireur, sachant que ce monde-ci détient tous les secrets qu'il exprime. L'homme-balai, le deuxième livre de ce recueil est comme une mise en application pratique de cette ambition proclamée. Dans ce Journal de « non confinement » (parce qu'il ne s'agit en rien d'un journal intime mais de paroles non-cloisonnées, toujours adressées à un autre que soi) tenu quotidiennement en 2020, Philippe Beck tente de comprendre le sens de l'expérience que fut ce « moment de césure évidente » et de contrainte sédentaire. Il analyse en philosophe et en poète les éléments qui ont été le propre de ces journées - les applaudissements aux soignants (« La parole des mains »), le masque (« La rareté masquée »), etc. Un tel regard, sans cesse nourri de citations merveilleusement appropriées, se révèle particulièrement réjouissant et éclairant lorsque, au coeur du livre, Beck pousse à son terme l'idée de Swift voyant dans ses contemporains affublés de perruque des hommes-balais et montre que l'homme pollueur d'aujourd'hui, soulevant lui-même une poussière qu'il peine à effacer, est en réalité à l'inverse du sympathique balai « rendant propre en étant sale lui-même et aidant à nourrir le feu ». Ou lorsque, moderne La Fontaine, il convoque pour décrire le monde dans lequel nous vivons « des animaux respectés et réels (non idéalisés), exactement comme aux fables ». Philippe Beck, tout au long de ces pages, ne cesse de mobiliser une armée de métaphores, seules armes selon lui capables de former « une santé, une force de découpe dans les douleurs, pour aider à montrer les yeux différents qui regardent des choses prochaines ». En réponse aux « extrêmophiles », il ose opposer la bonté profonde du poète qui « crée de nouvelles images actives ».
" Je n'ai pas envie de parler de moi, mais d'épier les pas du siècle, le bruit et la germination du temps...
" Même s'il s'en défend, avec Le Bruit du temps, publié en 1925 et rédigé en Crimée dès 1923, Mandelstam signe son livre le plus autobiogaphique et donc la meilleure introduction qui soit à son oeuvre. Il y évoque le Pétersbourg d'avant la révolution et sa formation de poète : de la bibliothèque (russe et juive) de son enfance à l'étonnant professeur de lettres, V. V. Gippius, qui lui a enseigné et transmis la " rage littéraire ".
Mais le livre est aussi une éblouissante prose de poète, qui annonce Le Timbre égyptien. Une prose où le monde sonore du temps (concerts publics, mais aussi intonations d'acteurs, chuintements de la langue russe) constitue la base du récit, une prose qui jaillit d'un regard à travers lequel le monde semble vu pour la première fois, avec une étonnante intensité. Mandelstam compose ainsi une suite de tableaux d'une exposition sur la préhistoire de la révolution.
Le livre s'achève au présent sous une chape d'hiver et de nuit (" le terrible édifice de l'Etat est comme un poële d'où s'exhale de la glace "), face à quoi la littérature apparaît " parée d'un je ne sais quoi de seigneurial " dont Mandelstam affirme crânement, à contre-courant, qu'il n'y a aucune raison d'avoir honte ni de se sentir coupable. Pourquoi traduire une nouvelle fois Le Bruit du temps alors qu'il existe déjà deux traductions en français, l'une, médiocre, dans une anthologie de proses de Mandelstam intitulée La Rage littéraire chez Gallimard, jamais rééditée ; l'autre, extrêmement précise, par Edith Scherer, à L'Age d'homme, reprise dans la collection " Titres " chez Christian Bourgois ? Sans doute parce qu'il fallait faire appel à un poète pour donner à entendre dans une langue d'une grande richesse, la musique et l'éclat si particuliers de cette prose.
Nous avons commandé cette traduction nouvelle à Jean-Claude Schneider, admiré de poètes allemands comme Hölderlin, Trakl, Bobrowski, qui avait déjà traduit de Mandelstam, à La Dogana, des poèmes de Simple promesse et surtout le magnifique Entretien sur Dante, précédé de La Pelisse.
Ce volume offre pour la première fois en français un panorama complet de l'ensemble de l'oeuvre. Notre édition se fonde sur l'édition russe d'Igor Soukhikh qui contient tous les textes en prose de Babel connus à ce jour, son théâtre, ses scénarii, ainsi que ses articles, discours, entretiens, notes et projets divers. Les textes ont été rassemblés non selon un ordre chronologique d'écriture ou de publication, mais selon les thématiques des cycles ou livres que Babel avait lui-même l'intention de composer.
L'appareil critique, aussi discret que possible, est constitué de brèves présentations placées en tête de chacun des textes ou ensembles de textes. Les notices détaillées de chaque texte sont rejetées en fin de volume, suivies d'une biographie d'Isaac Babel, d'une chronologie de la parution de ses oeuvres, et d'informations historiques sur la ville d'Odessa, la campagne de Pologne et les derniers jours de la vie de l'auteur.