Le Sahel est une catégorie, comme toutes les catégories qui s'appliquent à l'Afrique, ethniques et géographiques entre autres, qui semble aller de soi. Evoquant les famines et les sécheresses des années 1970, les révoltes et insurrections qui se produisent dans toute cette zone depuis des décennies, le Sahel est vu avant tout comme une terre dangereuse. Peut-être en va-t-il ainsi parce qu'il s'agit d'une catégorie instable, hybride, intermédiaire entre le désert et la savane, entre le nomadisme et la sédentarité, entre des populations «blanches» (Touaregs, Maures), des populations «rouges» (Peuls) et des populations «noires», entre l'animisme et l'islam. Impossible donc de définir de façon stricte ce qu'il en est du Sahel, de ses limites, de ce qui le caractérise en propre. Il s'agit d'une notion totalement arbitraire qui ne doit son existence qu'à la consolidation que lui ont fait subir un certain nombre de savants coloniaux et dans la foulée des écrivains et des cinéastes africains dont le plus célèbre d'entre eux est Mohamed Mbougar Sarr, lauréat du prix Goncourt 2021 pour son roman «La plus secrète histoire des hommes». L'hypothèse de ce livre est donc que les problèmes de ce qui forme aujourd'hui le Sahel (en particulier la défaite de l'armée française) sont en grande partie le résultat d'une représentation figée de cette région géographique d'Afrique de l'ouest. Points fortsÂ: invention coloniale du Sahel, critique des «intellectuels de cour» sahéliens, critique la littérature sahélienne comme porteuse d'une attitude pro-soufie, pro-animiste islamophobe, fémo et homonationaliste. Bio-bibliographie Anthropologue, Directeur d'études émérite à l'EHESS, ancien rédacteur en chef des «Cahiers d'études africaines», spécialiste du Mali et de l'étude de l'ethnicité, de l'identité et du métissage. Principaux ouvrages Au coeur de l'ethnie : ethnies, tribalisme et État en Afrique, avec Elikia M'Bokolo, La Découverte, 1985, rééd. La Découverte poche, 1999. Logiques métisses : anthropologie de l'identité en Afrique et ailleurs, Payot, 1990, rééd. 1999. Vers un multiculturalisme français : l'empire de la coutume, Aubier, 1996, « Champs », 2001. Branchements. Anthropologie de l'universalité des cultures, Flammarion, 2001, « Champs », 2005. L'Occident décroché. Essais sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008, Fayard/Pluriel, 2010. Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, Paris, Stock, 2010. Avec Souleymane Bachir Diagne, En quête d'Afrique (s). Universalisme et pensée décoloniale, Paris, Albin Michel, 2018.
Les trois points forts du livre 1. Cet ouvrage est, pour l'essentiel, le résultat d'un minutieux travail d'enquête dans le Caucase musulman. Il apporte un éclairage original sur une région de la Fédération de Russie méconnue, depuis l'époque brejnevienne jusqu'à aujourd'hui. Il permet de découvrir les populations des villages de montagne du Daghestan, république voisine de la Tchétchénie. Ce livre donne la parole à des populations d'ethnies et de classes diverses: enseignants, directeurs d'école, anciens kolkhoziens, nouveaux imams tout comme à des chercheurs, anthropologues, arabisants, historiens et géographes. 2. Rapport aux autorités locales et méthodes soviétiques de la recherche Par sa participation à des «expéditions» sur le terrain organisées par l'Académie des Sciences de l'URSS, l'auteure est régulièrement confrontée aux autorités du Parti sur place car elle dépend directement du chef d'expédition, qu'aux autorités centrales du Daghestan qui contrôlent tout déplacement dans les régions et l'accès aux archives. Ce livre revient sur les convocations par le KGB pour rendre compte de son travail et de ses enquêtes. Il revient également sur les stratégies qu'elle a su mettre en place pour contrecarrer les interdictions d'accès aux archives et à certaines régions du pays. 3. Enfin,la force de ce livre réside dans l'authenticité des portraits dressés sur la base d'entretiens: un ancien directeur d'école membre du Parti devenu salafiste après la chute de l'URSS; un ancien responsable de la propagande anti-religieuse devenu imam ; un spécialiste de l'athéisme à l'université devenu titulaire de la chaire d'islam ; des villageoises sur le parvis d'une mosquée qui expriment leur colère contre le nouveau régime. Ces portraits permettent d'approcher au plus près le vécu d'une population annexée par l'empire russe puis soviétisée. Davantage qu'ailleurs en Russie, la population est confrontée aux difficultés de la période post-soviétique : pauvreté grandissante, chômage, violence, attentats... Frédérique Longuet Marx, anthropologue, mène ses recherches de terrain dans le Caucase musulman depuis le milieu des années 1980. Elle enseigne la sociologie et l'anthropologie pendant près de trente ans à l'Université de Caen. Elle est également chercheur-associée au CETOBAC (Centre d'études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques), chargée pendant de très nombreuses années d'un séminaire sur les musulmans du Caucase à l'INALCO puis à l'EHESS, Au moment des guerres de Tchétchénie, elle publie en 2003, Tchétchénie, la guerre jusqu'au dernierÂ? aux éditions Mille et une nuits.
Le cinéma amazigh est intéressant en tant qu'il est une continuité de la lutte pour la reconnaissance de l'identité amazighe en même temps que le dernier rempart conquis par la création artistique, vu que le rejet de l'utilisation de la langue amazighe au cinéma a duré plus longtemps que pour les autres arts. Cette dynamique est d'autant plus intéressante que, dès la sortie des films, la presse titrait que le cinéma amazigh était né, instituant le fait, discutable, de l'apparition d'un genre supplémentaire dans la cinématographie nationale. Ce cinéma cristallise une double rupture : le renouvellement des thèmes ; l'autorisation d'instaurer un secteur privé, indépendant. Cette ouverture, menée par des réalisateurs professionnels, est un premier signe de changement. La suite de l'histoire du cinéma algérien, dans une rupture totale avec le cinéma professionnel des réalisateurs salariés des entreprises étatiques, va bousculer tout ce qui a pu être produit ou observé.
Comprendre une politique publique, son orientation, son style, ses instruments, implique de reconstituer la structure des relations sociales qui sont à son principe. Parmi les différents outils mobilisables pour réaliser un tel programme, la sociologie des champs de Pierre Bourdieu apparaît particulièrement féconde. Ce livre illustre la portée d'une telle analyse, rarement mobilisée en matière d'action publique, en la mettant en oeuvre sur des objets très différents (politiques économiques, usages politiques de l'histoire, salubrité alimentaire, gestion de l'eau, politiques de l'Union européenne, etc.). Il rassemble des contributions de chercheurs du monde entier (Australie, Brésil, Canada, États-Unis, France, Suisse) travaillant sur ces pays et d'autres encore (Argentine, Pérou, Pologne). Sur cette base, cette réflexion collective propose une autre manière de voir et d'analyser les politiques qui affectent la vie des populations et régulent les sociétés contemporaines.
ComplémentÂ: points saillants du livre - Cet ouvrage se veut un manifeste théorique, méthodologique et empirique pour fonder sociologiquement l'analyse de l'action publique.
- Il propose la première mobilisation systématique des outils de la sociologie de Pierre Bourdieu pour l'analyse des politiques publiques.
- Il inscrit cette réflexion dans une perspective internationale.
Informations complémentairesÂ:
Auteurs Valentin Behr, chargé de recherches en science politique au CNRS.
Pierre Clément, maître de conférences en sociologie à l'Université de Rouen.
Joan Cortinas Munoz maître de conférences en sociologie à l'Université de Bordeaux, Centre Émule Durkheim, UMR 5116.
Stephan Davidshofer, enseignant et conseiller académique au Global Studies Institute de l'Université de Genève, Suisse.
Victor Demenge, doctorant en science politique à l'Université de Strasbourg, SAGE, UMR 7363.
Vincent Dubois, professeur de sociologie et science politique à Sciences Po Strasbourg, SAGE, UMR 7363.
Caroline Dufour, Professeure associée au département d'études politiques, York University, Canada.
Didier Georgakakis, professeur de science politique à l'Université Paris I - Panthéon-Sorbonne, CESSP, UMR 8209.
Jonas Hagmann, chercheur en relations internationalrs à l'Université de Genève, Suisse.
Paul Hathazy, chercheur au CONICET, Buenos Aires, Argentine.
Thomas Hélie, maître de conférences en science politique à l'Université de Reims, LaSSP (Sciences PoToulouse).
Elisa Klüger, chercheuse postdoctorale au CEBRAP, São Paulo, Brésil.
VincentÂLebrou,Âmaître de conférences en science politique à l'Université de Reims, associé à SAGE, UMR 7363.
Thomas Medvetz, professeur associé en sociologie à l'University of California, San Diego, USA.
Arthur Morenas, doctorant en science politique à l'Université de Strasbourg, SAGE, UMR 7363.
Jérémie Nollet, maître de conférences en science politique à Sciences Po Toulouse, LaSSP, France.
Brian F. O'Neill, doctorant en sociologie à l'University of Illinois, Urbana-Champaign (USA) et à l' Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3.
Franck Poupeau, directeur de recherche au CNRS.
Florent Pouponneau, maître de conférences en science politique à Sciences Po Strasbourg, SAGE, UMR 7363.
Melaine Robert, doctorant en science politique à l'Université de Strasbourg, SAGE, UMR 7363.
Antoine Roger, professeur de science politique à Sciences Po Bordeaux, Centre Émile Durkheim, UMR 5116.
Lili Soussoko, doctorante en science politique à l'Université de Strasbourg, SAGE, UMR 7363.
Amal Tawfik, chercheur à la Haute école de santé Vaud (HESAV, HES-SO), Suisse.
Les conclusions présentées dans cet ouvrage s'appuient sur une enquête de terrain effectuée en 2016-2018, dirigée par l'auteure, et consacrée initialement au nationalisme ordinaire en Russie contemporaine1. Ce n'est que dans un deuxième temps que la problématique de la critique sociale ordinaire s'est imposée comme nécessaire pour éclairer toute la richesse des données collectées. Cette enquête a été menée avec l'aide d'étudiants et collègues de la Faculté des Arts libéraux et des sciences de l'Université d'Etat de St-Pétersbourg2 qui ont pris en charge certains entretiens ou certaines notes de synthèse. Les guides d'entretien, les premières impressions et premiers résultats ont été discutés collectivement. Je porte cependant l'entière responsabilité de l'analyse et de l'interprétation des données. Une évolution de l'objet L'enquête avait été pensée pour étudier le nationalisme ordinaire ou le rapport à la nation tel qu'il s'exprime au sein de catégories sociales différentes et dans p
« Il semble que la littérature peut être le greffier de la crise, en faire l'inventaire aussi bien que la radiographie, mais qu'elle doit craindre de se perdre dès lors qu'elle vise la résolution de la crise. » Cette phrase de Nicolas Mathieu résume ce livre qui tend un micro souvent décalé aux auteurs et autrices. Et il ajoute : « En espérant finalement que chaque crise soit une occasion pour la littérature, et que la littérature soit cette crise où nous sommes inlassablement refondus. »
Ce parcours anthropologique illustre une réalité socio-culturelle à propos des représentations de la folie. Mais qu´en est-il de sa version créole ?
En Guadeloupe, pour évoquer la folie on distinguera principalement deux catégories : la folie douce et les autres qui incluent les formes violentes et graves avec le spectre du fou enragé. C´est une hiérarchie implicite, enfouie dans le subconscient. Elle correspond à une grille de lecture locale des comportements humains déviants qui reposent sur des faits réels où s´entremêlent représentations collectives et éléments de la cosmogonie guadeloupéenne où le surnaturel : Kenbwa, gadèd-zafé, sorcellerie, prédomine. Cette perception autochtone se situe hors de la nomenclature scientifique des pathologies mentales, mais elle est en revanche assez bien codifiée par la doxa populaire.Au voisinage du métissage et de la créolité la « folie douce » autant que les « autres folies » nous paraissent chargées de paradoxe.
Notre époque chaotique a perdu tout repère social et humain. Une vision anthropologique large permet de retrouver une première balise : l´autotranscendance. L´autotranscendance est le fait que, dans les sociétés humaines avant le capitalisme industriel, la puissance horizontale du peuple montait spontanément en verticalité. Certains Amérindiens dressaient un totem, les Grecs honoraient la « cité-belle-et-bonne ». La thèse ou l´hypothèse de cette brève enquête est que l´autotranscendance est un invariant constitutif de toute société humaine. Aujourd´hui il est bloqué. L´heure est venue de le débloquer par une pratique large de l´esthétique sociale : le fanatisme économique ne refluera durablement que devant l´assaut du théâtre, de la musique, de la danse, et de toute autre esthétique collective à inventer. Il faut renouer avec le mot de Brecht : « Tous les arts contribuent au plus grand de tous les arts : l´art de vivre. »
Monsieur K survit dans une ville méditerranéenne. Une cité trempée dans le formol. Il est jeune. Il n'est pas spécialement heureux. Il n'est pas malheureux non plus. De toute façon, il n'a pas d'ambition particulière. Il est absent à lui-même. Il observe et attend puisque la vie est déconseillée sous ces latitudes.
Dans un taxi, il a une sorte de révélation. Il doit émigrer. Pour aller oùÂ? Il n'en sait rien. Simplement l'appel de la vie, celle qu'on a «devant soi». Il va alors entreprendre un périple en quinze stations comme autant de chapitres, chacun portant le titre d'un roman ou d'une nouvelle du maître Franz Kafka. Il essaiera de construire son destin malgré les obstacles aussi multiples qu'ubuesques. Obstacles s'obstinant à le ramener à la case départ dans ce qui s'apparente au grand jeu de l'oie de la vie.
Il découvrira la solidarité autant que la violence, l'amour et la vanité aussi, l'indifférence beaucoup, mais surtout un vaste champ où chacun doit fournir un effort surhumain pour se déplacer d'une seule case car il faut bien le dire, toutes les cases sont déjà occupées et personne ne vous attend jamais nulle part.
Cette épopée de la migration chez les jeunes des pays du Sud est une véritable comédie humaine où le temps ne s'écoule pas comme ailleurs. Monsieur K va accomplir son parcours mais aussi le raconter. Il manie avec brio une analyse cynique pour ne pas sombrer dans la folie du désespoir.
Zeynep BURSA-MILLET est docteure en histoire (EHESS) et ATER en science politique (Université Paris-Nanterre).
Résumé:
Club d'influence de droite, le Foyer des intellectuels (Aydınlar Oca?ı) a doté l'État turc d'une nouvelle idéologie, la « synthèse turco-islamique » qui lui a permis de se relégitimer à l'échelle nationale et internationale après le coup d'État de 1980. Les membres du Foyer des intellectuels ont joué un rôle notoire dans la formation intellectuelle et politique des cadres de l'AKP, dont en premier lieu Recep Tayyip Erdo?an. La politique extérieure « néo-ottomaniste » d'Erdo?an au Moyen Orient, en Asie centrale et dans le Caucase puise ses sources chez ces intellectuels et dans leur doctrine. Si les membres les plus actifs du Foyer des intellectuels ne sont généralement pas directement entrés en politique, ils ont su préserver une position privilégiée de « philosophes-roi » qui leur a permis d'être omniprésents dans la vie politique, culturelle et économique turque. Le succès de ce club a résidé dans sa capacité à oeuvrer au rétablissement de l'autorité de l'Etat turc à travers une reformulation de l'idéologie officielle et l'inspiration d'une série de réformes d'envergure.
Cet ouvrage propose une biographie collective des membres du Foyer des intellectuels pour comprendre comment ceux-ci se sont réunis et comment ils sont parvenus à construire dans les années 1970 et 1980 des réseaux politiques et intellectuels intégrant les dirigeants des partis politiques de droite, des universitaires et des journalistes de renom, les meilleurs espoirs de la jeunesse nationaliste, et jusqu'à des membres des forces armées et des institutions de la bourgeoisie turque.
Synopsis du livre :
Aux origines de la Turquie d'Erdo?an Etude sociologique du Foyer des intellectuels, un club élitiste dans la Turquie du XXe siècle.
La longévité du président Recep Tayyip Erdo?an, au pouvoir depuis près de 20 ans dans une Turquie naguère marquée par une forte alternance politique, a souvent été perçue comme une énigme. Un article publié le 21 décembre 2016 dans le journal Cumhuriyet (La République), fournit cependant des éléments de réponse. D'après le quotidien, « Erdo?an doit son pouvoir à Süleyman Yalçın ». Rédigé peu après les funérailles de ce dernier, cet article cite Süleyman Yalçın (intellectuel conservateur et professeur de médecine), pour évoquer de façon métonymique tout un collectif, le Foyer des intellectuels (Aydınlar Oca?ı), dont il fut membre. Né en 1954, Recep Tayyip Erdo?an s'est formé politiquement dans les années 1970, période au cours de laquelle les courants politiques de la droite turque se sont réunis autour de « la synthèse turco-islamique », la doctrine produite par le Foyer des intellectuels, fondé en 1970. Cette « synthèse » est considérée comme l'idéologie officielle d'Etat adoptée par le régime militaire après le putsch de 1980. Quant aux membres du Foyer, ils sont souvent présentés comme les idéologues ou les théoriciens de cette « synthèse ».
La synthèse turco-islamique définit l'islam sunnite comme un élément essentiel de l'identité turque. La supériorité de la Turquie et sa mission protectrice de l'Islam constituent deux points essentiels de cette doctrine, dans le prolongement de laquelle entend s'inscrire Erdo?an et son parti politique, l'AKP (parti de la justice et du développement). Cette imprégnation idéologique peut être clairement observée aujourd'hui dans sa politique étrangère « néo-ottomaniste », dans son rapport avec certaines minorités ethniques, politiques et religieuses comme les kurdes, les alévis, les chrétien d'Orient, mais aussi dans sa tentative d'islamiser le social, dans ses discours nationalistes et dans sa volonté de contrôler les universités. Pour comprendre les sources de l'idéologie politique de l'AKP un retour sur le contexte politique des années 1970 et 1980 s'impose. Le coup d'Etat de 1980, considéré comme le plus violent de l'histoire de la Turquie, survient après une décennie de forte conflictualité sociale, au cours de laquelle la droite turque s'est considérablement renforcée, avec l'appui de l'Etat. Rassemblée sous le slogan « islam turc », la droite turque a patiemment tissé des réseaux au cours des années 1970, qui correspondent à la période de formation politique des cadres de l'AKP. Erdo?an et ses camarades de parti ont connu leurs premières expériences militantes dans les associations de droite des années 1970 et ils ont été formés par les membres du Foyer des intellectuels.
Si des travaux universitaires font référence au Foyer des intellectuels et à sa « synthèse » pour expliquer la culture politique de l'AKP, ce club, qui est pourtant central dans l'histoire politique et intellectuelle de la Turquie, n'a jamais fait l'objet d'une étude à part entière. Notre livre constitue à cet égard l'étude la plus complète à ce jour. Notre ouvrage se veut une monographie approfondie du Foyer des intellectuels, étudié comme un groupe formalisé d'intellectuels conservateurs. Il repose sur un travail au long cours entendant dépasser l'histoire intellectuelle d'un groupe d'influence, formé majoritairement d'universitaires conservateurs, pour en proposer une véritable sociologie, permettant de mettre au jour les raisons de leur regroupement, leurs sensibilités, les moyens qu'ils mobilisent et les liens qui les unissent à divers autres groupes élitaires conservateurs. Notre livre s'inspire de la méthodologie prosopographique, dite aussi de « biographie collective ». Cette méthode permet d'aller au-delà d'une approche purement idéelle, pour sociologiser l'histoire intellectuelle et politique et dépasser les lectures partielles, qui se concentrent sur les aspects éducatifs et culturels de la « synthèse turco-islamique », sans rendre raison de la polyvalence du club et de son inscription dans de nombreux domaines de l'action publique. Ce travail permet ainsi de proposer une analyse empiriquement fondée, incarnée, et sociologiquement contextualisée du Foyer des intellectuels, mais aussi, plus largement, des rapports entre savoir et pouvoir en Turquie.
Cet ouvrage possède une dimension proprement interdisciplinaire. Si la démarche historique est fortement présente, il emprunte aussi beaucoup à la science politique et à la sociologie. Il s'inscrit dans la sociologie des élites et des intellectuels, la sociologie des sciences du gouvernement et la sociologie de l'action publique. Il vise à problématiser le statut d'universitaire, la production scientifique, l'expertise, les portées et limites de l'action publique. Notre démarche repose aussi sur une pluralité de sources: entretiens non-directifs et semi- directifs avec les membres du Foyer, entretiens semi-directifs avec les acteurs politiques de l'époque, archives des personnels des universités, archives nationales d'Etat, presse, imprimés, publications, témoignages, correspondances, photographies, archives audio-visuels, et observations in situ.
Selon ses statuts de 1970, le Foyer des intellectuels est un club élitiste : tous ses présidents doivent être professeurs d'université et les conditions d'adhésion sont très strictes. Dans le cadre de nos recherches, nous nous sommes concentrée sur les trajectoires de 63 membres du Foyer : les 56 membres fondateurs et les sept membres qui l'ont rejoint au cours de ses premières années d'existence. L'étude de la composition socioprofessionnelle du Foyer nous a amenée à interroger le capital culturel et social de ses membres et leur multi-positionnement dans la vie politique, intellectuelle et sociale, aucun d'entre eux n'y étant entré par hasard. Dans cette optique, nous avons toujours gardé à l'esprit la nécessité d'étudier chacun des membres de ce club en tenant compte de leur appartenance à un collectif. Cela nous a permis d'expliquer comment les membres du Foyer sont parvenus à construire un réseau politique aussi conséquent.
La première partie du livre s'appuie sur une enquête prosopographique qui détaille les origines sociales, familiales, géographiques, les parcours scolaires et universitaires, les affinités idéologiques, religieuses et politiques, les premiers engagements et les lieux de sociabilités (cafés, réunions à domicile, mosquées etc.) des membres du Foyer des intellectuels. Cette partie propose ainsi une sociologie d'une génération politisée et formée à l'université. Dans cette première partie, nous traçons un profil collectif des membres du Foyer des intellectuels, qui sont nés majoritairement dans les années 1920 et ont été formés dans les écoles de la jeune République. Leur politisation remonte aux années 1940 et 1950, dans un climat politique marqué par la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide. Les membres du Foyer des intellectuels ont constitué la première génération croyante de la République de Turquie : marqués par une éducation et une socialisation à l'occidentale, ces jeunes aspiraient à devenir les futurs intellectuels de la nation turque et les garants des valeurs nationales, religieuses et morales.
La deuxième partie du livre débute avec la fondation du Foyer des intellectuels : l'appartenance de ses membres à différents courants de la droite turque, le fonctionnement interne de ce club et son financement par la bourgeoisie conservatrice. Cette partie se concentre ensuite sur la « synthèse turco-islamique », son histoire et sa reprise par le Foyer des intellectuels dans les années 1970. L'originalité de cette partie du livre vient de son parti pris d'analyser cette doctrine de façon croisée avec les actions et le multi-positionnement de ses promoteurs. La « synthèse turco-islamique » réactualisée par le Foyer fait primer l'action politique concrète sur les récits théoriques et historiques. Au cours des années 1970 et 1980, cette doctrine est revendiquée de manière pragmatique dans la lutte contre la « menace communiste » avec l'objectif d'unifier les différents courants de la droite turque autour d'un même mot d'ordre pour construire un « front nationaliste », chacune des composantes de ce regroupement politique mettant tantôt en avant le nationalisme turc ou la défense de l'islam. La « synthèse » est ainsi devenue un slogan politique permettant de dépasser les divergences théoriques au sein de la droite turque. Présentée comme une nouvelle idéologie nationale, elle a servi de justification à une série de réformes d'envergure.
Une deuxième sous-partie se concentre sur la diffusion de cette « synthèse » dans la vie politique, culturelle et économique turque. Le Foyer des intellectuels ne s'est jamais défini comme un groupe de réflexion uni autour d'une revue politique ou universitaire. Ses membres ont choisi de mobiliser au mieux tous les outils de communication et propagande à leur portée. Le multi-positionnement des membres du Foyer a joué un rôle décisif dans la vulgarisation et la popularisation des idées turco-islamiques. L'analyse des outils de vulgarisation et de popularisation de ces idées nous permet de montrer comment elles ont trouvé un écho aussi large. Les postes et responsabilités des membres du Foyer des intellectuels dans les universités, la presse, les maisons d'édition, la télévision, la radio, leur ont offert une grande visibilité publique. Leurs entretiens et échanges avec des personnalités politiques et des intellectuels comme Mouammar Kadhafi, Roger Garaudy, Ahmed Ben Bella, Raymond Aron ou Eugène Ionesco montrent également qu'ils entendaient participer aux débats de l'époque sur le « communisme réel », les mobilisations sociales, la jeunesse contestataire, le marxisme, la culture nationale, la civilisation islamique, la reconfiguration des mondes musulmans et le rôle des intellectuels.
Cette sous-partie montre que la capacité des membres du Foyer à produire une syntaxe hégémonique n'a pas seulement permis de populariser les idées de ce club mais qu'elle les a rendues politiquement performatives. L'absence de cohérence interne de la « synthèse » ne doit ainsi pas être perçue comme un obstacle à sa large diffusion, bien au contraire. C'est parce qu'elle était éclectique et susceptible d'être reprise par de multiples acteurs, dans les champs les plus divers, que la « synthèse » a été redoutablement efficace et qu'elle continue d'être revendiquée aujourd'hui.
La troisième et dernière partie de notre livre propose d'analyser la période qui a suivi le coup d'Etat du 12 septembre 1980 à travers les trajectoires de trois membres importants du Foyer des intellectuels : Ayhan Songar (1926-1997, professeur de psychiatrie), Nevzat YalçıntaÅŸ (1933- 2016, professeur d'économie) et Sabahattin Zaim (1926-2007, professeur d'économie). Ces trois universitaires sont considérés comme les maitres à penser de Recep Tayyip Erdo?an. Nevzat YalçıntaÅŸ lui-même, a participé à la fondation du Parti de justice et du développement dont il fut député entre 2002 et 2007.
Après avoir analysé le profil, l'action et la production collective du Foyer dans les premières et deuxièmes parties, nous avons essayé de comprendre dans cette dernière partie comment le Foyer (et chacun de ses membres) a tiré son épingle du jeu après le coup d'Etat de 1980. Nous avons fait le choix d'aborder ce moment charnière autour de deux thèmes essentiels : la jeunesse et l'économie.
Les interventions du Foyer des intellectuels dans l'éducation nationale et l'enseignement supérieur sont connues en Turquie. Nous revenons à plusieurs reprises sur celles-ci, et abordons entres autres, les traductions et la rédaction des manuels scolaires par des membres du Foyer, le changement des programmes dans les écoles et les universités, la remise en cause de l'autonomie des universités, la mise en place des cours obligatoires sur la religion dans les écoles. Nous avons cependant également choisi de nous attarder sur Ayhan Songar, professeur de psychiatrie et médecin-légiste, pour mettre en avant le fait que le projet global du Foyer des intellectuels ne se limitait pas seulement aux réformes éducatives. Dans ce contexte, les recherches psychiatriques de Songar ont participé à la pathologisation des mouvements sociaux de gauche et à la disqualification de la jeunesse contestataire kurde et alévie. La popularisation de ses recherches par l'ensemble du Foyer montre également la grande capacité de ce club dans la production de policies.
Quant au choix de nous attarder sur l'économie et les trajectoires des professeurs d'économie du Foyer, il s'explique par une volonté de faire ressortir leur influence sur l'orientation des politiques économiques turques, qui demeure méconnu. On trouve en effet peu de travaux évoquant leur rôle dans la transformation de l'économie turque après le coup d'Etat de 1980. Nous analysons pour ce faire leurs approches de la question économique et surtout leurs réseaux dans les institutions financières, des mondes musulmans et au sein de l'élite turque, qui leur ont permis de mettre en oeuvre leurs propositions.
Dans son ensemble, notre troisième partie propose une réflexion sur l'usage de l'expertise dans différents secteurs de la vie politique turque, la relation entre l'apport individuel et la production collective. Elle propose enfin une sociologie de la production d'une syntaxe politique qui a encore cours aujourd'hui.
Notre ouvrage se termine sur une conclusion originale, qui essaie de faire le lien avec l'actualité politique en Turquie. Cette conclusion s'ouvre sur les funérailles des membres du Foyer, qui sont des symboles efficaces pour réviser le passé à l'aune de l'actualité, de la fin des années 1990 jusqu'à aujourd'hui. Recep Tayyip Erdo?an a en effet assisté aux funérailles des membres du Foyer en tant que le maire d'Istanbul, puis comme premier ministre et président de la République de la Turquie. Dans cette conclusion, les membres du Foyer des intellectuels apparaissent une dernière fois comme maitres à penser des cadres politiques de l'AKP, malgré l'anti-intellectualisme de ce dernier.
Table des matières INTRODUCTION Une sociologie des élites turques Une relecture généalogique et générationnelle de droite turque depuis les années 1970 Les rencontres avec les membres du Foyer des intellectuels, entre kémalisme et erdo?anisme Les maitres à penser du président turc PREMIERE PARTIE : UN PORTRAIT DE GROUPE Chapitre I : Origines et socialisation I) Le profil social 1) Une génération née dans les années 1920, les oedipes du kémalisme ?
2) Une jeunesse provinciale ?
3) Du village à la nation : L'importance de la ville natale 4) Le milieu familial 5) La place centrale de la religion 6) Les épouses, des femmes croyantes et républicaines II) La formation intellectuelle 1) Scolarité et études 2) Les grandes influences : les professeurs juifs allemands de l'université d'Istanbul et Muhammad Hamidullah 3) Etudier à l'étranger, un passage obligé 4) Les réseaux scolaires, des lycées au Foyer 5) Faire carrière : les fonctions extra-universitaires des universitaires Chapitre II : La politisation et l'engagement associatif I) Les lieux de rencontre 1) Les salons de thé historiques d'Istanbul 2) Fethi Gemuhluo?lu, le socrate du café de Beyazıt 3) Espace privé comme lieu de discussion 4) Les réunions dans les mosquées II) Un militantisme nationaliste et anticommuniste 1) Faire face aux procès judiciaires 2) Les funérailles du maréchal, une manifestation islamiste ?
3) L'interdiction de l'Association des nationalistes 4) Les inspirations du Foyer DEUXIEME PARTIE : PENSER POUR AGIR, DU SAVOIR AU POUVOIR Chapitre 1 : Un projet global, « la synthèse turco-islamique » I) La fondation du Foyer 1) La mission politique 2) Le financement du Foyer par la bourgeoisie pieuse II) La présentation de la doctrine 1) Les origines historiques de la « synthèse turco-islamique » 2) La synthèse : une syntaxe politique des années 1970 aux années 2000 Chapitre 2 : Une prétention scientifique et politique I) La plume, une arme 1) Des livres politiques et universitaires dans un contexte de lutte idéologique 2) Les interviews du Foyer 3) Tercüman, le journal d'opinion de la droite turque 4) Gérer les maisons d'éditions de droite II) Produire, éduquer, servir 1) La TRT (Radio et télévision de Turquie), un champ de bataille 2) Les conférences et les colloques : des rituels de droite 3) L'institut des sciences sociales : former la jeunesse nationaliste pieuse TROISIEME PARTIE : LE FOYER AU POUVOIR Chapitre 1 : L'endoctrinement de la jeunesse I) La constitution de 1982, l'enrégimentement de la culture et de l'éducation 1) Islamiser l'éducation 2) La création du conseil de l'enseignement supérieur 3) L'officialisation de la « synthèse » II) La pathologisation de l'engagement politique 1) La trajectoire d'Ayhan Songar, professeur de psychiatrie, président du Foyer 2) La « synthèse turco-islamique » et la psychiatrie 3) Entre Freud et Allah 4) La jeunesse kurde et alévie au coeur des recherches psychiatriques Chapitre 2 : Défendre une économie libérale et islamique I) Deux économistes-rois 1) Le parcours de Nevzat YalçıntaÅŸ, homo economicus 2) Le parcours de Sabahattin Zaim, homo islamicus II) La science économique et l'islam 1) Turgut Özal, économiste, premier ministre et sympathisant du Foyer 2) Ouvrir la Turquie vers une globalisation nationale ?
3) D'Ankara à Djeddah : L'économie islamique et le rôle du Foyer CONCLUSION (25 000 signes) Les funérailles des membres du Foyer des intellectuels Quel héritage politique et intellectuel pour la Turquie d'Erdo?an ?
Annexes 1) La liste originale des membres du Foyer des intellectuels (archives privées de Metin EriÅŸ, secrétaire général du Foyer des intellectuels entre 1970 et 1988).
2) Les photographies d'enfance et de jeunesse des membres du Foyer des intellectuels (archives privées de Metin EriÅŸ, Nevzat YalçıntaÅŸ, et Ergun Goze).
3) Les photographies des activités politiques du Foyer des intellectuels (archives privées d'Ergun Goze et de Metin EriÅŸ).
4) Le programme du séminaire intitulé « Les problèmes socio-culturels et économiques de la Turquie », les 28-29 avril 1979.
5) La défense de Nihal Atsız, une figure éminente du nationalisme turc des années 1930 et 1940 (copie originale, archives privées de Nihat Bozkurt).
6) Les contributions des membres du Foyer des intellectuels aux revues de droite des années 1940 et 1950.
7) Deux lettres du Foyer des intellectuels au premier ministre Turgut Özal (archives privées de Metin EriÅŸ).
8) « Bir Durum Muhakemesi « (Analyse de la situation), un rapport envoyé aux élites politiques en 1988 (Archives privées de Metin EriÅŸ).
9) Bulletin de presse du séminaire « Les causes qui ont amené la Turquie au 12 septembre et leurs enjeux » (Archives du Foyer des intellectuels).
10) La liste des actes des colloques et des conférences du Foyer des intellectuels.
11) La liste des réunions d'hommages organisées par le Foyer des intellectuels.
12) La liste des entretiens avec les membres du Foyer des intellectuels.
13) La liste des entretiens avec les témoins politiques et intellectuels des années 1970 et 1980.
14) Notices biographiques des membres du Foyer des intellectuels.
La racialisation de la représentation de la société française depuis le milieu des années 2000 fait l'objet en France de vifs débats. Pour les uns, l'émergence de collectifs mobilisés autour de l'appartenance à un groupe discriminé en raison de sa couleur de peau, de sa religion ou de ses origines s'inscrirait dans une dynamique d'émancipation. Pour d'autres, elle s'inscrirait dans une dynamique de conservation de l'ordre social, en occultant les privilèges de classe des dominants et en détournant les dominés de la lutte des classes.
Comment la contestation des hiérarchies de race s'articule-elle à la contestation des hiérarchies de classe ? Cet ouvrage revisite ce débat à partir d'un terrain original : les clubs de cadres et de dirigeants économiques racialisés comme noirs, musulmans ou issus de la diversité. Ces collectifs, qui luttent contre les préjugés auxquels leurs membres sont collectivement associés et qui revendiquent l'accroissement du pouvoir économique de leur groupe, constituent un lieu privilégié pour observer les articulations entre contestation et conservation des hiérarchies de race et de classe. Bénéficiant pour certains du soutien du grand patronat français et de la droite politique arrivée au pouvoir en 2002, et financés par les mondes de l'entreprise, ils interrogent également les relations que ces clubs nouent avec les sphères patronales, politiques, et économiques.
A travers une approche relationnelle, l'ouvrage objective les rapports plus ou moins critiques ou conformistes que ces clubs entretiennent avec une idéologie dominante de la réussite reposant, en France, sur deux piliers : la norme d'acculturation et d'invisibilisation de la différence, et la norme méritocratique. Il donne à voir un espace de lutte non-unifié, plus ou moins proches des sphères de pouvoir, et socialement stratifié, au sein duquel les clubs rassemblant les acteurs les plus dotés socialement manifestent le plus de conformité à cette idéologie dominante de la réussite. L'ouvrage démontre ainsi que les propriétés de classe des dirigeants et membres de ces clubs sont décisives pour comprendre leurs rapports avec une norme d'intégration républicaine et une norme méritocratique qui contribuent, de pair, à légitimer l'ordre social.